L'éphéméride
Chrisine Lemaire
Février 2013



Il doit être tôt puisqu'il fait sombre encore. Elle aime ce moment, il est tendre, apaisé, tranquille. Il est avant le tumulte de la rue. Il est presque avant la vie. Il est le début d'une création, une page vierge où se crayonne une esquisse future. Tout n'est encore qu'ombres imperceptibles à deviner, à refaire. Elle allume une petite lampe. Ce pourrait être une bougie tremblotante, une étincelle., juste assez de lumière pour y voir, pas assez pour que l'ombre tout autour ne s'absente, l'ombre, comme un reste de nuit lui sert de compagne. Douce compagne.


Elle l'effleure de son âme grise. Elle l'effleure comme un voile de dernier sommeil. Une douce volupté.


Elle se verse un café, rituel des petits matins quels qu'ils soient.. Elle s'assoit avec la même habitude, le même rythme rassurant, devant sa fenêtre. Sa fenêtre. Sa meurtrière de verre. Elle s'assoit dans son fauteuil d'osier. Les coussins sont rouge , rubis, couleur de sang pur. Tout est rythme, l'atmosphère est étendue, paresseuse, tenace. Sa fenêtre est sans rideaux qui a vue sur le jardin. Un jardin minuscule. Un bout d'horizon. Tout petit bout d'horizon.


Un peu de neige s'éternise sur les les jeunes pousses, cherchant à les cacher, elles, qui pointent pourtant sans modesties le vert sombre de leur futur. Leurs jeunes vies, leurs jeunes envies. Les oiseaux  babillent . De quoi parlent donc les oiseaux à tue tête ? D'amour parait-il, de nids, d'éclosions futures. Ils bavardent ! Ils bavardent ! Il fait encore froid. C'est l'hiver qui se traine, cette langueur impudique, dénudée, cette saison qui s'étale orgueilleusement, qui s'installe indéfiniment, quand les autres semblent passer trop vite. Des éclairs striés d'or qui tourne voltent et s'en vont. L'aube disperse une brume légère. Elle lève les yeux. Les branches nues d'un trop vieux cerisier, un immense squelette qui se perd dans la nuit. Le cerisier est le perchoir des oiseaux, si elle le faisait couper, elle n'aurait plus d'oiseaux. Une partie d'elle même s'envolerait. Un morceau de joie. Les mains autour de son bol, elle laisse errer ses rêves. Elle a tout le temps du monde pour rêver. Tout le temps pour dévisager sa vie, cette femme mure qui se déshabille, de ses joies, de ses doutes, de ses atmosphères. Elle se laisse dériver vers des hivers plus froids, lui semble t-il. Où était-ce le confort qui manquait ? Peu importe au fond.... C'est vécu, c'est ailleurs, loin....Elle se souvient des fleurs de givre sur des vitres abîmées, elle laissait courir ses doigts sur leurs mystérieuses arabesques, un tableau sculpté dans la glace. Elle soufflait dessus pour les faire fondre, les transformer en gouttelettes, et de ses doigts, elle essuyait les gouttelettes. Des ruisseaux, des fleuves, des océans. De l'eau qui ruissèle. Au dedans, au dehors. Le linge dans la lessiveuse commence à bouillir accentuant les effets de l'eau. La moiteur qui s'installe. Un mélange timide d'air chaud et d'air froid. Fondre ou geler. Elle marchait sur des sols inachevés, des tapis usés, des devenir en suspend. Rien n'est terminé, tout dégénère déjà. Alice saute sur un pied, sans autres merveilles que l'imaginaire. Que le vide ! Ce vide où l'on marche quand les souvenirs sont rouillées, les images surannées, jaunies. Elle ne sait plus ses souvenirs. Des brides qui trainent ça et là, de petits fils qu'elle suit parfois. Que faisiez vous au temps chaud ? Je volais du rêve dans des livres relus.... A plat ventre sur des nuages en forme d'ours ou d'éléphant... Un coin de tête d'où s'échappent des histoires, toute la fortune des enfants. Un sac de billes des pierres précieuses. Un manche à balai, un cheval. Tout est si simple... Si compliqué. Si....Si m'était conté... Ses pires craintes étaient les nuits de pluie, le « clap » ou le « klong » de l'eau qui tombe du plafond dans un seau invisible. Des seaux disséminés comme des puits sans fonds. Des nuits blanches de sons lourds, combien de temps mettra le seau pour se remplir ? Combien de temps la pluie tombera ? Ce clapotis rudimentaire, indécent, qui exaspère le silence, le viole , qui fait se retourner sous les couvertures, un imperceptible fond de désespoir. Ah si j'étais riche ! J'aurais chaud dans ma demeure et je demeurerais tapie sous son toit. Je protègerais ceux que j'aime. Ils auraient chaud aussi. Elle se souvient aussi des printemps des étés à moissons.... Des cabanes de pailles au mois d'aout, des fermiers grognons, des cerfs volants désintégrés. Du tourne disque du dimanche : « tu seras un homme mon fils », « en blues jeans et blousons de cuir ». En blues. Des orages soudains. Du pot au lait et des pots aux roses. De la chaleur des étables et des hirondelles en mouvement. Des pavés glissants des fermes. Des poules fugueuses, qui courent et picorent le néant. La route est déserte. Des fleurs pour maman cueillies sur les talus, déposées comme des trésors dans un verre sans liqueurs. Et fanées.

Des amis, presque des ennemis, des rires comme des violons grinçants, une décadence aux accents épanouis. Il faut rire c'est mieux. Rires de rien. Rires crispés. Rires de clowns barbouillés dans un théâtre qui semble oublié, abandonné. La jeunesse et ses élèves aux cartables trop lourds posés dans un coin de bistrot. Les flippers « flippés « , les « tous les garçons et les filles de mon age » répétés à outrance. « Je ne suis pas un héros ! ». Les pièces dans le juke box, les clopes partagées. Les rengaines. Même pas le bonheur. La médiocrité. L'apprentissage de la vie dans la morosité, dans la bêtise au fond. Les faux semblants. Qui est qui, que deviendront nous ? Pas facile ce monde ! Toujours des hivers, toujours des printemps et encore des hivers et des printemps et de l'été comme une roue bien huilée, une roue qui grince pourtant les jours de grandes pluies, de grandes saisons mouillées où le cœur chavire dans on ne sait quel au-delà de tristesse et d'ennuis. L'ennui est peut-être un état d'âme ! Un dépassement... L'ennui c'est comme des galoches vides qui raclent la terre à la recherche de leurs pieds.... Cette nudité ! L'ennui est une nudité de soi et du temps.

D'autres amis, d'autres fêtes.... Ceux là elle les aimait. Les babas cool un peu dépassés, déjantés, la bière à flot qu'elle ne boit pas, les débats querelles pour refaire toujours un monde qui s'en fout. De la musique, de l'enthousiasme et des ivresses. De l'amitié. Et puis les couloirs désertés entre la vie et la mort. Les disparus, les promus, les ailleurs et les fâchés... Le temps s'émiette et s'en va se suspendre autre part. Les amis...

Des voyages aussi.... Petits voyages. Est ce vraiment le même soleil ? Celui là est si chaud, il entre dans sa peau avec une énergie folle, un soupçon de gaité, de folie.... Une terrasse en plein soleil où elle s'oublie comme par magie, le corps transpercé de rayons qu'elle accueille en face à face.  Chaleur d'un matin, gai, douillet. Elle aimerait être à jamais figée là, dans la lumière. Ce que c'est bon d'avoir chaud, que c'est beau un ciel limpide, sans nuages. Des petits déjeuners d'ailleurs qui sentent le croissant, le café au lait et la confiture. Une jeune fille gentille, attentionnée, pieds nus dans son été. Jolis moment où l'on est.

La mer est grise, vivante, puissante . Les galets glissants, les pêcheurs affairés . C'est ailleurs dans une console de gris.... Un nuancier de gris, du plus clair au plus sombre...Il pleut mais ce n'est rien. Une table au milieu de nulle part, posée sur des gradins de bonheur. Des mains qui se rejoignent. Des verres qui s'entrechoquent. Ils trinquent et se sourient.... Des verres de longévité, emplis de baisers et de promesses. Des nuits, des aubes et des crépuscules, les pas dans les pas de l'autre, jusqu'à mourir.

Elle plongent en rêve vers d''autres terrasses à l'aube encore, le temps a passé, coulé. Le soleil n'est pas monté, l'air est tiède, il sort, timide de sa torpeur nocturne. Il est plein de promesses, mais elle a froid, un froid intense. Les cigales sont encore assoupies elles, mais pas l'angoisse. D'ailleurs, les cigales ne consolent plus, elles accompagnent un cauchemar. Ce qui l'explose n'a pas de nom. Un été trop chaud, un hiver de peau, un hiver d'esprit dans sa torture. Un cycle parfois infernal. Celui là est titanesque. Un moment chasse l'autre, une tristesse chasse une gaité. Tout est toujours à refaire. Et l'envie de refaire manque parfois, elle se serait bien couchée là, à se laisser aller dans l'espace, à disparaître, à glisser furtivement, sans retour. Elle se serait bien tuer le ventre pour l'empêcher de pleurer. Au fond, ça aurait changé si peu de choses pour elle. Juste un état à un autre état. De la position fœtale, à la position fœtale. Celle d'avant, celle du sommeil, celle du chagrin, celle de la mort. La mort aussi est une fortune, une ivresse, quand la vie est fuyante.

Elle a les seins libres sous sa robe d'été, et cet homme qui s'arrête pour la regarder. Elle est l'espace d'un instant la plus belle, elle a cinquante ans, et elle sourit.... Elle a donc encore une vie, un corps, un avenir. Cet homme sans le savoir lui donne un baiser d’insouciance, de gaité enfantine, un instant d'adolescence frivole, furtif, plein. L'a t-elle rêvé ? Tout glisse au fond des marécages.

Elle a un peu plus de vingt ans et son ventre s'arrondit comme une outre pleine . Elle berce ses vies qui pointent leurs regards. Des petits corps à aimer, à rire, à embrasser. Alors, elle est mère, elle l'espère, jusqu'au bout de l'amour.... Jusqu'au bout de l’orgueil..... Fierté de mère toujours béate ! Mère tourmentée, inquiète, rôdeuse, le nez enfoui parfois dans des délires de nulle part.... Mère.... Amoureuse, dispersée, aventurière des mots malgré elle !

« Maman ! » Le cri reste dans son ventre, lui fissure le corps. Où est maman ? Que ce passe t-il avec sa mère ? Dans quel coin caché, une souffrance ? Dans quelle brèche, qu'elle faille, s'est-elle enlisée ? Engouffrée ! Nul n'est parfais, que l'on soit mère, que l'on soit femme, que l'on soit enfant. Toujours cette roue qui oscille entre ses printemps et ses hivers, ses automnes et ses étés. Ce rouage du temps qui passe et écrase les rêves. Les giflent et les bafouent.

Il y a la mort, celle qui heurte, lui enlève des affections, lui laisse des larmes. Elle entre sans frapper, flanquée de sa froideur et enlève sans discernement ceux qui lui sont chers, des amours partagés d'enfants, des amis de passage, des parents de toujours. Elle est fille pour aimer. Pour perdre. Elle berce des cendres et des souvenirs.

Il y a ces chemins où elle s'écroule..... Elle s'est tellement écroulée …. Tant de larmes sur le présent, le passé, l'avenir....Tant de légendes ourlées de sang dans sa tête. Des histoires volées, des contes venus de loin, peut-être d' une terre étrangère où elle n'était pas. Des contes qui réalisent la misère du monde. Où elle va en chancelant. D'ailleurs, où était-elle tout ce temps de sa vie ? Toute sa vie, elle a joué à Colin Maillard, un bandeau sur les yeux, dispersée par ceux qui l'entraînent sur des chemins de pierres, des couloirs sans fin. Elle lève la tête. Une larme roule sur sa joue comme un souvenir échappé. Elle aurait du écrire.... Écrire au delà de ses forces pour devenir lignes, pour devenir encre, carnets oubliés.

La petite lampe n'a plus de raison d'être allumée, il fait jour. Il fait un jour blafard, blême, un jour d'hiver. Sur le mur d'en face, un pense bête : « ne pas oublier de nourrir les oiseaux ». Pourquoi a t-elle écrit ces mots sur son ardoise fatiguée ? Elle n'oublie jamais de nourrir les oiseaux, elle aime trop les regarder..... Fascinée ! Fascinée par leurs couleurs, leurs façons de venir, de repartir, de revenir, d'attendre dans le vieux cerisier, la tête penchée, qu'elle sorte déposer des offrandes. Elle se fait l'effet d'une paysanne qui nourrit son poulailler, poulailler libre à tire d'ailes ! Parfois elle aurait rêver de les apprivoiser, mais la liberté c'est mieux pour les oiseaux ! La liberté c'est mieux, mieux pour tout le monde. Les merles se battent comme des chiffonniers pour un morceau de pain, alors eux aussi se battent ! La neige fondra bientôt, les pépiements se feront plus forts, calés sur le lever du soleil. Les tourterelles roucouleront tout le jour, pourvu qu'elles soient en couple et qu'elles s'aiment.

Elle prend un autre café..... Le printemps, le printemps c'est bientôt..... Elle se revoit dans ses longues marches. Elle arpente à pas rapides des chemins qui sillonnent au travers des champs. Des champs tout autour, de l'horizon tout autour, de la vie tout autour. Pourquoi n'a t-elle pas dansé en ce temps là, sur ces chemins qu'elle aimait tant ? Le chien qui court devant, qui s'arrête, qui revient, qui veille sur elle. Elle riait seule quand le vent lui fouettait le visage, quand elle sentait piquer ses joues, son sang revivre comme un fleuve fou. Elle aurait pu voler.... Elle se sentait pesante, ouatée sous ce temps de plomb qui semble s'être arrêté dans les odeurs des blés.... Des sensations..... Des odeurs..... L'odeur de la terre qui s'éveille de la brume. Odeur de la terre sous un orage d'été.... Odeur des blés au crépuscule.... Les sous bois mystérieux et leur silence comme une menace.... Et l'envolée bruyante de canards sauvages qui fait sursauter et sourire. L'odeur des étangs, le passage d'une libellule vaquant à ses affaires, et le chant de la merveilleuse alouette qu'elle redécouvrait à chaque été. Mon dieu comme elle a aimé sa campagne. Des larmes perlent de ses yeux translucides, mon dieu comme elle a aimé. Elle aurait voulu prendre son univers dans ses bras et le serrer....

Un jour elle est Mamie, une fois, deux fois.... Toujours émue quand ils lui tendent les bras, toujours apeurée, elle se sent fragile devant ses deux petites têtes.... Paradoxe de ceux qui aime, et peut être on peur de l'amour. Paradoxe de ceux qui doivent protéger et sont fragiles. Elle a peur de leur jeunesse, elle a peur de son vieillir... Peur que le miroir lui raconte une mamie ringarde, désaffectée. Ne pas céder à l'engourdissement d'une vieillesse annoncée. Être une présence. Elle voudrait leur dire déjà qu'elle les aimera toujours mais ils sont si petits, comme les oiseaux du jardin à aller et venir au delà du mauvais temps.... A pépier de gaité ou de colère ou de chagrin à eux, à vivre au delà d'elle, au delà de tous.... Pourquoi les affoler de rumeurs incertaines. Chaque être est un espace.... Une histoire. Une nouvelle continuité.... Une continuité qui cherche à se libérer, à grandir, à s'étendre. Elle est déjà fière d'eux ! Ils sont grands dans sa tête ses touts petits. Un câlin est un cadeau qui la suit des heures durant. Un baiser, elle l'emporte et le garde. De l'amour. Une merveille. Des merveilles à vivre, à survivre.
Vivre au-delà des autres ! Facile, difficile, à tout âge on a besoin de grandir !Elle même n 'a t' elle tentée de s'évader de tout ce qui pesait chaque fois qu'elle a pu ?. Quand tout devenait absurde, et qu'il fallait quand même avancer. Elle cherchait alors toujours ailleurs, à la force des poignets, à la force des larmes, cet endroit où elle pourrait dormir, innocente, apaisée, anonyme. Cet endroit où elle pourrait pleurer jusqu'à sombrer et qui n'existe pas. Libre. Sans famille, sans drame, sans passé. Tout est si fragile, fugitif..... Timides résonances que la réalité rattrape. Même l'évasion. Ce mirage de l'esprit, ces voyages immobiles. Au fond on reste, cloué à un destin, à moins de tailler dedans avec un couteau de boucher, d'en faire des lanières, des bannières. On s'imagine, on se fait une autre image de soi, on se construit, on se reconstruit, on interroge les miroirs.... On se renaît avec la patience d'une mère. Ça dure ce que ça dure. Jusqu'à la prochaine chute. Elle s'évade encore ce matin. En marche arrière. Elle est restée, fidèle. Fidèle aux autres, fidèle à elle même au delà des jugements.

Devant sa fenêtre elle sourit, autant aux oiseaux qu'à elle même, à sa folie qui n'est plus de mise mais qu'elle sent encore comme un magma prêt à brûler sa peau, ses yeux. Un reste improbable de tensions, de fragilité. Cette impression de n'être nulle part à sa place, d'être partout et de partout. Ces contradictions. Elle laisse échapper un soupir. Aurait-elle encore de ces idées noires qui lui ont collé à la peau si longtemps ? Que ferait-elle de ses pleurs aujourd'hui, sinon un bouquet fané ? Un bouquet entre deux pages mortes, un herbier de chagrins non identifiés parfois, de plaintes rauques d'animal traqué. Maintes fois elle a commencé un journal. Que sont-ils devenus, ces journaux qui n'avaient rien d'intimes ? Elle a vidé les tiroirs. Brûler les souvenirs. Un feu de papier, quelques lueurs , des cendres.

De journal elle n'en ouvre plus, de nouvelles elle n'en veut plus. Le malheur grossi, étalé, amplifié ! Où est la vérité ? C'était toujours la guerre, une certitude ! Du sang, de la haine !Une guerre quelque part, des meurtres, des viols, des horreurs, le tout empaqueté de rubans et posé à vos pieds. Le pain quotidien qu'on finit par avaler comme d'amorphes robots, sans déglutir, rassasiés d'avance. Où en sont-ils à présent dans leurs cauchemars, tous ces gens de partout ? dans leurs immondes souterrains  sans fin ? Dans leurs calvaires ruinés, ruminés, digérés, recrachés. Au même endroit sans doute. Le monde qui court est pourtant immobile dans ses travers, une inertie d'à travers les ages.

Elle a froid. Ses images lui donnent froid : Des tranchées, des charniers, des morts. Elle resserre sa robe de chambre autour d'elle, réchauffe son café qui s'est refroidi, se masse les jambes pour les réchauffer.... Elle devrait aller faire sa toilette, s'habiller, s'animer, mais elle n'en a pas envie, pas encore, elle est bien là, avec la chaleur du café qui descend dans sa gorge, elle est bien là à regarder ce bout de jardin. Son espace de rêveries. Elle se blottit davantage dans son fauteuil. Travailler, régler ses pas sur l'heure de la société, elle en a eu tout le temps autrefois. Autrefois, c'était hier, la montre au poignet et la musique des machines. La route et ses fous, ses pressés, ses violents. Quelque chose d'invariable. A présent elle est libre. Libre de ses rêves, de ses léthargies, de ses énergies, de ses envies. Libre de tout. Les journaux, la radio, la télévision, elle a tout bannit. Tout ce dédale d'informations désinformées, formatées, vendues. Elle est bien dans le silence . Elle s'y berce de toute son âme, de toutes ces forces. Il lui faut juste de quoi lire. De quoi écrire un peu. Quand une jolie phrase passe dans son esprit, elle la note dans un carnet. De temps en temps, elle relit son carnet.... Un carnet offert il y a longtemps, qu'elle s'était promis de remplir, pour offrir à son tour, des phrases jetées comme des bouteilles à la mer. Des éparpillées, sans racines, anonymes.... Elle aime la fluidité des mots, leurs modelages irrationnels. Silhouettes de papier qui peuplent ses silences . Ses silences sont multiples. Avec des vies qui passent, qui se mêlent au vécu, se romancent, s'imaginent.

Elle regarde ses orchidées qu'elle appelle « ses filles », les caresse du regard, mesure leur progrès. Elle attend de remettre en jardinières quelques géranium, elle attend que les rosiers sortent de l'hiver, elle attend que tout sorte de l'hiver.... C'est bon d'avoir chaud, c'est bon les couleurs... En fait elle n'attend plus rien, que le déroulement des saisons. Des sens. Cette succession d'ombres et de lumières. Puisqu'elle n'a plus à se plier aux lois des hommes, la nature reprend comme partout ses droits. Sa nature reprend ses droits.... A plat ventre sur les nuages. Tout est bien au fond. Les orages, les tempêtes, la neige, le plein soleil, le brouillard. Vu de sa fenêtre, tout est bien. Partie de rien. Revenue de tout ! Amère ? Non l'amertume c'est pour ceux qui espèrent, l'espoir est cette jachère où chacun fait pousser ses rêves , les arrose, et les perd. Dans sa tête, elle entend se jouer au piano « la lettre à Elise », cette musique va bien avec ce temps gris, et ce temps gris va bien avec la nostalgie, cette nostalgie va bien avec « la lettre à Elise ». Décidément tout est bien ce matin. Tout est en osmose, la saison, la musique, les oiseaux, la brume, la nostalgie. Elle balance son corps fragile, fredonne la mélodie. Heureuse....C'est beau comme un départ, comme une route qui défile. Des paysages qui se font et se défont. Elle danse, elle a l'impression de se perdre dans le bal d'un autre siècle, vêtue de robes qui n'en finissent pas de s'épanouir.... De trainer les planchers, de s'évanouir... Comme elle aurait aimé valser...Tourbillonner.... Elle ne connait pas les bals, et les robes de princesses sont mitées depuis si longtemps, dans les armoires fermées du néant. Elle est dans un train qui n'en finit pas de rouler, de s'enfuir. Un train qui l'emmène elle ne sait où. Le nez à la fenêtre, le front brûlant contre la vitre. Train de nuit. Elle refait sa vie, elle refait son temps, son espace. Elle reconstruit avec des briques de certitudes. Des lumières, des milliers et des milliers de lumière. « C 'est beau une ville la nuit », oui la nuit quand elle est déserte, désertée. Que seule la pluie s'illumine au fond des réverbères. Elle part en dansant, en dansant, comme la pluie, les trottoirs sont inexorables qui l'emportent.

La musique ! Des concerts où on attend, fébrile, que le rideau s'ouvre. Rideaux pourpres cela va de soi. Rideaux de théâtre, rideaux de massacre. Pourquoi tout ce sang jusque dans les rideaux qui dégoulinent leur ampleur sur une scène encore vide, et blême. Des concerts mémorables, des concerts ennuyeux, des premiers concerts. Des jeux de guitares intellectuels qui agonisent à vos pieds, sans vous émouvoir. Des musiques ! Tant et tant. De celles que l'on danse, de celles que l'on chante, de celles qui vous marquent au fer, de celles qui rugissent, de celles qui inspirent, de celles qui font pleurer. Des musiques qui vous emmènent à un point de non retour, qui vous dévorent, jusqu'à ce que d'un geste noble, fanatique, et fou, vous fassiez taire à tout jamais, ces ardeurs infinies. Libérant l'un et l'autre d'une procréation immonde pour une survie avortée. Un esclavage inconnu. Idoles. Fans. Ce combat inquiétant pour survivre l'un à travers l'autre jusqu'à la mort. De ces poèmes qui avec le temps restent le temps. Qui valsent ou pleurent. Ces « pas beaux » qui transportent une émotion incandescente. Des voix... Des voix abhorrées, des voix adorées. Des tourbillons de feu, de folie, des étincelles et des ravages . Une musique pour chaque instant... Pour chaque rivage.... Les rivages, le sable.... Dans les rivages c'est l'horizon qu'elle aime, scruter le lointain, ne pas savoir ce qu'il y a au delà de ce que ses yeux peuvent voir.... Un bateau se découpe parfois sur la ligne calme, comme une griffe. Découvrir ou redécouvrir ce qui est, s’émerveiller, s'étonner comme un enfant de ce qui pourrait être. Être en quête de cette ère nouvelle qui redonne à l'esprit un petit goût de passion... Éphémère, durable...Vivre....Respirer. L'odeur du poisson sur le port.... Le chamarré de la foule qui est à rire où à pleurer. Musarder dans les brocantes ..... Regarder les routes, les villes et les villages, les maisons et les collines.... Vivre en s'apprêtant à mourir.... Conscience de la légèreté de l'être qui déjà s'enfuit....

Oh ! Comme il est tard ! Elle devrait être prête. Ses jambes sont engourdies. Elle s'est laissé avoir froid, le soleil pourtant entre par la fenêtre. Un rayon clair se pose sur la table .Une diagonale brillante où dansent des étoiles. Un rappel d'existence à l'existence. De la lumière au secret des voiles.. Aux pensées. Elle ramasse sa canne, met la tasse dans l'évier, se déplace à petits pas. Elle paraît toute petite dans son corps ratatiné. Ce corps maigre qui est dans l'absolu de lui même, qui n'a plus rien à prouver, juste que le temps passe, comme la vie, comme les maux, comme les mots. Elle s'arrête devant l'éphéméride, en arrache la feuille : 21 Février... Elle sourit encore.... Dans exactement un mois, elle regardera naître son 101 unième printemps. C'est vrai qu'il est tard.... Peut-être même très tard. En arrachant la feuille, elle se prend à imaginer, des milliers et des milliers de ces feuilles que les jours ont pris et emporté. Elles s'envolent par la fenêtre ouverte, tourbillonnent, folles d’ivresse, de liberté. Elles se posent dans les arbres, s'accrochent aux herbes. Elle se noient dans la nature, elles verdissent, elles deviennent feuilles dans les branches innées, elles deviennent herbes dans les prés fauchés, puis fleurs incandescentes. Puis arbres à nouveau.. Toute cette fébrilité de naissance, de vie, intense, fragile... Redevenir.... 101 ans ce n'est rien, elle a cent milles ans, une éternité... Pour renaître il faut encore mourir, et mourir c'est naître. Cette similitude ! On regagne sur nos obstacles toujours un peu de cette grandeur qui nous relie au tout. Tout ne meurt jamais.... Elle ne meurt jamais..... Dans l'histoire qui revient, indéfiniment, comme une vague sur son récif érodé, elle subsiste en gouttes de pluie.... « Cling » « Klong », elle s'écoule...... Chut ! Dans vos veines.....

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