Sylvain Prévost
Avril 2013
Je m’appelle Axelle de Fromont, j’ai 14 ans et j’habite la belle ville d’Orléans. Je prépare le brevet des collèges à la fin de l’année et j’ai la chance d’être aidée par Charles et Albin, mes deux grands frères que j’adore. Mon père fait de la politique tout en étant associé dans un important cabinet d’avocats et ma mère a choisi de ne pas travailler pour nous élever, mes frères et moi. Aujourd’hui, nous sommes à Paris avec toute ma famille pour manifester contre le mariage pour tous. Cette manifestation, ma mère la prépare de longue date, ça l’occupe même tous les jours depuis au moins six mois. Savez-vous que ma mère, Sophie de Fromont, est une célébrité ? Vous pouvez la voir tous les jours à la télé, c’est la porte parole du mouvement Enfance en France qui réunit les personnes de bonne famille autour des valeurs traditionnelles du mariage. J’admire ma mère pour son dévouement à cette cause et l’énergie qu’elle déploie pour imposer ses idées même si parfois je ne suis pas d’accord avec elle. Enfin pour être honnête, je devrais plutôt dire que je ne me sens pas concernée. D’ailleurs, avec mes copines, on ne parle pas de ces sujets là. Savez-vous que dans la famille, on m’appelle la Rebelle ? Car il faut bien l’admettre, je suis un brin effrontée quand je m’y mets ! Tenez par exemple, je n’ai que 14 ans et j’ai déjà un petit ami officiel qui prépare le concours de médecine. Je suis fière de dire à mes parent que je sors avec Benoît et j’aime entretenir le mystère autour de ma virginité car je sais que ça les angoisse. Mais au fond de moi-même, je ne me sens pas prête pour coucher avec ce garçon plus âgé que moi. Je me demande même si je suis attirée par lui pour tout vous dire. Pourtant l’autre jour, nous sommes passés à un doigt de ce que j’aurais pu appeler un dérapage : j’étais allongée sur le canapé, la tête calée entre les cuisses de Benoît lorsque j’ai senti monter en lui une certaine agitation. Je n’ai pas compris tout de suite mais lorsque j’ai ouvert les yeux, Benoît était en train de défaire la ceinture de son jean. Je préfère ne pas vous raconter la suite, j’ai un peu honte... Je n’ai parlé de tout ceci à personne, même pas à ma meilleure amie Sarah. Pour changer de sujet, j’aime ma vie à Orléans même si je consacre la plupart de mon temps à préparer ce satané brevet. Je fais souvent du shopping à Paris avec Sarah, il m’arrive même de lui acheter des fringues car elle n’a pas beaucoup d’argent, la pauvre. A chaque fois, elle me dit qu’elle me remboursera mais moi je ne veux pas, j’ai besoin de savoir qu’elle peut compter sur moi et c’est comme cela que fonctionne notre amitié, de toute façon. Depuis quelques temps, j’ai l’impression que Sarah prend ses distances. Cela me chagrine, je n’arrive pas à savoir ce qui se passe dans sa tête. Souvent elle me regarde fixement, elle pense que je ne m’en aperçois pas mais moi je ne vois que ça. Je me dis qu’elle doit m’envier car mes parents ont beaucoup d’argent .Peut-être me perçoit-elle un peu comme une extra-terrestre ? Je dois la voir aujourd’hui Sarah, à la manif pour tous, je lui dirai qu’elle n’a pas à se sentir inférieure du fait de ses origines modestes. Enfin, si je la vois car je sens bien qu’elle n’a pas envie d’aller à cette manif. Je ne sais même pas ce qu’elle pense de ces histoires de mariage gay, je crois qu’elle s’en fiche. Moi aussi au fond mais c’est quand même important d’être dans la rue pour donner une bonne image de la France, comme le dit maman. Bref, j’attends le texto de Sarah pour savoir où on se retrouve car avec tout ce monde place de l’Etoile, on ne risque pas de se croiser par hasard.
Vous verriez ma mère, vous la prendriez pour une hystérique. Elle est littéralement déchaînée aujourd’hui ! Elle et ses amies dansent devant les caméras de télé qui défilent, on dirait qu’elles sont entrées dans une sorte de transe. La place est noire de monde ou plutôt devrais-je dire blanche de monde car on ne voit pas beaucoup d’étrangers dans cette manif. Mes frères peinent à déplier la banderole qu’ils ont fabriquée hier. Je crois qu’ils ont écrit dessus quelque chose comme : un papa, une maman, on veut des enfants bio. Pour moi, le bio ça me fait penser aux tomates que maman achète au marché et je ne vois pas trop le rapport avec les enfants mais je me dis que ce rapport doit bien exister puisque j’ai des frères très intelligents (Charles fait HEC). Il faut que je vous dise, il y a des CRS de partout et l’accès aux Champs Elysées est bloqué, ce qui rend maman folle de rage. Elle n’aime pas trop les contraintes, ma mère. Des personnalités politiques sont venus à côté de nous pour saluer mon père. Il y a le célèbre avocat Gilbert Connard, je crois que c’est comme ça qu’il s’appelle. Le pauvre, il n’a pas de chance, quand même ! En tout cas, la foule me fait peur, je me sens très fatiguée et j’aurais envie de m’asseoir mais il n’y a pas de banc et de toute façon il y a trop de monde. Je crois que je suis un peu claustrophobe. J’entends ma mère insulter des CRS et tenter de forcer le passage. Je ne comprends pas l’attitude de maman qui donne maintenant des coups de pied dans les boucliers que brandissent les CRS. Maintenant, tout le monde nous regarde et moi j’ai vraiment envie d’être ailleurs. Moi qui ai toujours grandi à l’abri de toute forme de violence, j’ai l’impression d’être tétanisée par la peur et la honte. J’ai le sentiment que les choses vont dégénérer et je sens mon cœur battre très fort, mes forces me lâcher peu à peu. Je regarde machinalement mon portable et je m’aperçois que le réseau ne passe pas. J’ai un pincement au cœur en pensant à Sarah qui doit me chercher de partout. J’ai tellement envie de la voir, si vous saviez. Soudain, j’entends des cris et je sursaute. Autour de moi, je vois des bouches grandes ouvertes : un groupe de personnes au crâne rasé scandent des slogans pas très sympa pour les homosexuels. Le groupe est bien coordonné, j’ai l’impression que tout le monde hurle à l’unisson. Je vois des pierres voler au-dessus de ma tête et de la fumée sortir du cordon de CRS. Je crie moi aussi car je ne comprends pas ce qui se passe, j’ai l’impression d’être dans un pays inconnu au beau milieu d’une guerre civile. Les images que j’ai vues au JT l’autre jour crépitent dans ma tête comme des flashes. C’était un reportage sur le Printemps Arabe en Tunisie, je crois. Autour de moi, les visages sont haineux et hostiles, j’ai l’impression d’être entourée d’étrangers. Instinctivement, je pense à protéger mon sac Louis Vuitton mais c’est à ce moment précis que quelqu’un me bouscule violemment et en une seconde je me retrouve par terre. Je ne comprends pas ce qui m’arrive, je me mets à pleurer sans pouvoir m’arrêter. Autour de moi, c’est le chaos, plusieurs personnes me piétinent sans même me voir et les cris s’intensifient. Devant mes yeux, je devine les mocassins de mon frère Albin qui passe devant moi sans me voir. Quelqu’un me donne un violent coup de pied dans les hanches. Je me recroqueville sur moi-même et porte mes mains à mon visage pour me protéger mais je sens comme des milliers de gravillons qui m’écorchent la peau. Mon visage ruissèle de sang et de larmes et les bombes lacrymogènes me brûlent les yeux. Je hurle mais l’angoisse m’étrangle la gorge. Soudain, la foule se disperse. Je regarde en direction des CRS et derrière les nombreuses caméras, je crois apercevoir ma mère avec des menottes aux poignets, en train de s’agiter dans tous les sens. Un peu plus loin, par terre, git Christine Boudin, victime d’un malaise. Encore une qui n’a pas de chance... Alors que je tente péniblement de me relever, quelqu’un m’agrippe le bras et me tire vers le haut. En une fraction de seconde je me retrouve sans le vouloir dans les bras de la personne qui m’a aidé à me relever et je pleure longuement jusqu’à ce que je sente une main me caresser les cheveux. Immédiatement, je me recule et je vois Sarah qui me sourit. Et soudain, le temps s’arrête et la foule hostile devient une sorte de tourbillon rose et mon cœur se met à battre à tout rompre. Je souris à mon tour et, comme dans un film qu’on aurait mis en avance rapide, nos visages se retrouvent à quelques centimètres l’une de l’autre. Je sens le souffle chaud de Sarah et son parfum aussi qui me transporte instantanément loin de cet enfer. Et, le temps d’un battement de paupière, nos deux lèvres ne font qu’une, nos langues commencent un tango fou au rythme de mes larmes qui deviennent rivière. Soudain, la réalité vient comme un tsunami se fracasser contre ma conscience et lorsque j’ouvre les yeux, je croise le regard apeuré de ma mère qui me dévisage comme si j’étais une étrangère.
Écrire ensemble offre une tribune à celles et ceux qui ont envie d'écrire. Depuis novembre 2012, nous avons organisé 13 concours d'écriture, réuni plus de 60 auteur(e)s et écrit plus de 170 textes. Nous avons également débuté l'écriture de 6 romans collectifs ! Écrire Ensemble encourage la création littéraire dans le respect de chacun, sans prétention ni enjeu. Rejoignons-nous et amusons-nous :)
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NOUVELLE EMOTION (mai 2013)
Pour ce concours, nos amis auteurs devaient écrire une nouvelle mettant en scène une ou plusieurs des émotions suivantes : la joie, la tristesse, la peur, la colère. Le nom d'une émotion devait en outre figurer dans le titre de la nouvelle. La difficulté de l'exercice consistait à ne pas s'écarter du thème imposé, objectif largement réussi.
Ce concours nous a également démontré que le nouveau système de votes est opérationnel : très peu de votes ont été invalidés (adresse mail manquante ou fausse adresse).
Toutes nos félicitations à Michèle Gesbert qui remporte ce concours avec sa nouvelle intitulée "La joie ou la tristesse de Sweety" : Michèle gagne un livre et la possibilité de proposer un thème de concours. Bravo également à Sylvain Prévost et Annie Tartarat qui arrivent en deuxième et troisième position avec leur nouvelle "La peur de l'autre" et "C'est pas la joie" !
Un grand merci aux auteurs qui ont participé à ce concours et aux nombreuses personnes qui ont voté et à très bientôt pour le concours intitulé "L'absence en poèmes" :)
Ce concours nous a également démontré que le nouveau système de votes est opérationnel : très peu de votes ont été invalidés (adresse mail manquante ou fausse adresse).
Toutes nos félicitations à Michèle Gesbert qui remporte ce concours avec sa nouvelle intitulée "La joie ou la tristesse de Sweety" : Michèle gagne un livre et la possibilité de proposer un thème de concours. Bravo également à Sylvain Prévost et Annie Tartarat qui arrivent en deuxième et troisième position avec leur nouvelle "La peur de l'autre" et "C'est pas la joie" !
Un grand merci aux auteurs qui ont participé à ce concours et aux nombreuses personnes qui ont voté et à très bientôt pour le concours intitulé "L'absence en poèmes" :)
LA JOIE OU LA TRISTESSE DE SWEETY
Michèle Gesbert
Mai 2013
Ce texte remporte le concours "Nouvelle émotion" !
Phil et Narcisse, de leurs surnoms Jumeau et Sweety, se sont rencontrés sur un réseau social. Un soir d'hiver, niché derrière son écran d'ordinateur, Jumeau aligne ces simples mots :
– Je souhaite faire votre connaissance. Possible ?
Rien de plus banal, de plus évident lorsque l'on découvre la photo de Sweety sur le site : une jolie blonde aux cheveux longs ondulés, avec de grands yeux verts un peu tristes. Pour accéder à son profil, il faut être admis comme ami. C'est donc par l'intermédiaire d'une tierce personne qu'ils se sont liés.
Le message de Jumeau ne laisse pas Sweety indifférente, qui s'empresse de découvrir ce beau brun aux yeux noisettes. Sourire éclatant. Hmmm, il a dû prendre un abonnement à "Bar et sourire" pour se blanchir les dents. Oui, Sweety est déjà sous le charme. Elle lit :
Votre gravité me séduit et m'intrigue tout à la fois.
Enfin un homme qui ne s'intéresse pas qu'à ses courbes et à sa généreuse poitrine. Sur l'écran, l'amour prend forme et s'organise. Des promesses, ainsi qu'un rendez vous galant, fixé d'un commun accord au 17 avril.
–Je viendrai te chercher à ton travail…
Sweety est ravie, elle qui ne croit plus en l'amour. Et cet homme qui se comporte en vrai gentleman : il ira la chercher en voiture !
C'est que depuis quelques temps, Sweety accumule les déceptions et subit son célibat avec un grand C. Sa rencontre avec Jumeau lui donne des perspectives d'espoir. D'amour et de tendresse aussi, qui sait. Pas d'effort esthétique particulier pour se rendre à son rendez vous. Sweety travaille dans une société de cosmétique, c'est pour cela qu'elle est toujours élégante.
18h 15. Toujours pas de 4x4 Nissan gris métallisé annoncé. Elle commence à se faire remarquer à force de poiroter sur le trottoir. Son tailleur flashy attire l'attention. Ah! Jumeau arrive enfin.
-Désolé, un travail à finir…
Jumeau est à la hauteur de ce qu'elle avait imaginé.
– Je t'invite à boire un verre place de Clichy?
Sweety acquiesce d'un signe de tête. La main de Jumeau rejoint la sienne, ils échangent un baiser long comme l'éternité.
Les jours et les mois passent sur un nuage. Elle est radieuse.
Un soir de juin, Sweety – qui n'est jamais allée chez Jumeau (il est souvent en déplacement professionnel ) – décide de lui faire la surprise de sa visite. Il lui avait dit rentrer ce samedi. Elle a trouvé son adresse sur internet, avec le nom de sa "boîte de prod'", comme il dit.
C'est un beau bâtiment à l'architecture années 30. Pour y entrer, il faut un code d'accès. La chance sourit à Sweety : un homme quitte l'immeuble. Il lui sourit et s'efface devant la porte d'entrée qui laisse entrouverte. Merci ! Sweety inspecte les noms sur les boîtes aux lettres.
Il y en a quatre, dont celui de la production et celui de Jumeau. Un escalier en colimaçon mène au troisième étage. Elle sonne.
Quelle surprise! Entre…
Jumeau dit être enchanté, mais paraît gêné et semble contenir son agacement.
Tu n'es pas heureux de me voir?
Disons que ce n'était pas prévu car je dois partir. Mais bon, assieds-toi, on a tout de même le temps de boire un café!
L'appartement est sobre, tout bien rangé. Sur les murs blancs, des photos d'artistes connus. Tout est aligné au cordeau. Il doit être maniaque mais ce n'est pas pour lui déplaire.
-Tu as eu de la chance de me trouver, je partais en repérage pour un tournage à Cannes.
-C'était prévu ça? s'enquiert Sweety.
-Non! Mais tu sais, dans ce métier, il y a toujours des imprévus! C'est pour cela que je ne t'ai jamais invitée chez moi, je n'y suis jamais!
Jumeau enlace Sweety, qui lui donne un baiser langoureux.
Les deux amoureux sont surpris par le bruit d'un tour de clé dans le serrure de la porte d'entrée. Blanc comme un linge, Jumeau fait un bond en avant. Un homme fait son apparition: on dirait le double de son amant. Sweety reste bouche bée! Des jumeaux. Silence de plomb.
La respiration de Sweety s'affole. Bonjour le traquenard ! Elle gifle les deux salauds, tourne les talons et claque la porte. Dans l'escalier, les larmes coulent sur ses joues. "On m'y reprendra plus !" Elle qui avait pris le risque d'aimer à nouveau. Son esprit s'affole. Sans doute avaient-ils prévu de passer la nuit à tour de rôle avec elle. Cette idée la dégoûte. Elle veut disparaître.
Jumeau passera la nuit à tenter de se justifier auprès d'elle par téléphone. Mais Sweety ne répond pas. Elle efface ses messages vocaux les uns après les autres, sans même les écouter. Jumeau est un sale type! La vie est injuste, décidemment.
Sweety ne saura jamais que son amant, dépité, n'est finalement pas parti à Cannes ce soir-là. Compatissant, son frère Scott, caméraman, a pris sa place. Facile d'endosser l'identité de l'autre. Dans certaines circonstances, cela aide. Bien sûr, il leur était arrivé, dans le passé, de jouer sur leur ressemblance, en classe, avec les profs. Mais rien de plus. Rien de honteux en tout cas. Rien de ce qu'elle imagine. Dans sa tête, toujours le pire. Ses parents l'ont prévenu. "Les hommes tu sais…"
Phil songeait pourtant au mariage. Il avait acheté une bague de fiançailles, qu'il comptait offrir à Sweety lors d'une soirée idyllique . En débarquant chez lui à l'improviste, son frère venait de détourner le cours de sa vie.
Dans le TGV qui le ramène le surlendemain à Paris, Scott pense à Sweety. Il sait comment il la récupérera Il a toujours eu plus d'ambition que son cher frère. Toujours su comment bousculer le hasard.
C'EST PAS LA JOIE
Annie Tartarat
Mai 2013
Non, vraiment, c’est pas la joie ! Trois jours que la route est bloquée. J’ai voulu vivre à la campagne, je suis servie. Un arbre est tombé, entraînant un pylône, coupant l’électricité, le téléphone, le chauffage, INTERNET ! me condamnant à rester chez moi, près de la cheminée.
Retour au XIXe siècle. Mais en pire. Impossible de cuisiner, ma merveilleuse plaque à induction ne marche pas , bien entendu. Avez-vous déjà fait chauffer votre eau sur une bûche dans la cheminée ? Dans une belle casserole rouge émaillée maintenant toute noire de suie… irrécupérable…
Et pourtant, il faudrait que je mange tout ce que contient le congélateur et qui dégèle lentement mais sûrement, il faudrait que je le mange cru bien sûr.
Je pense au poêle à bois de ma grand-mère qui ronflait jour et nuit, gardait l’eau, la marmite de soupe toujours chaudes. Et moi, aujourd’hui, en ce merveilleux XXIe siècle, un arbre tombe et je ne vis plus, je ne mange plus, j’ai froid et surtout je ne peux pas lire mes mails.
Ah non ! C’est pas la joie ! Tout ce qui a été créé pour me simplifier la vie se retourne contre moi, me nargue, j’ai l’impression que la machine à laver me regarde en rigolant de tout son hublot, et l’ordinateur alors ! fier de lui, qui trône inutile sur le bureau ! Je le hais, je les hais tous ces appareils coûteux, soudain devenus inutiles, vains, encombrants, ridicules.
Je visite une à une les pièces de la maison, les sourcils froncés, défiant du regard tous ces objets électriques, électroniques, électrodomestiques. Il y en a partout jusqu’au truc pour faire sentir bon, branché sur une prise électrique ! A pleurer…
Ah non ! C’est pas la joie ! Mon portable se décharge lentement, le seul lien qui me restait avec le monde, la seule voix qui me promettait le rétablissement de la civilisation tous les jours pour le lendemain. Je traîne ma rage impuissante, je tourne en rond.
Et puis, je pousse la porte d’une chambre que je voulais depuis longtemps transformer en bibliothèque, le genre très cosy, avec des murs lambrissés, des confortables canapés en cuir profonds et souples, des lumières douces et tout autour des étagères avec des livres, des livres, des livres… et une échelle pour aller chercher le livre tout là-haut, comme dans les grandes bibliothèques. Naturellement, je n’ai jamais rien fait. Les livres sont là pourtant, en piles par terre ou encore dans les cartons d’un déménagement vieux de deux ans déjà, ils attendent, ils sont patients. Eux ne me narguent pas, ne me défient pas, ils sont là, ils attendent. Quoi ? que j’ai le temps, enfin ! Que je n’ai rien d’autre à faire, que je délaisse mon ordinateur, que je ne m’occupe plus de mes belles machines électriques, électroniques, électrodomestiques.
Ah non ! C’est pas la joie ! Je n’ai jamais le temps, j’ai à faire, je suis occupée, sur occupée. La longue plainte habituelle, bien rôdée, tout à coup interrompue… Le temps ? Je l’ai là le temps, non ? J’avance timidement dans la pièce, je touche une pile de livres, une autre, je soulève un volume, un autre. Tiens, qu’est-ce que c’est que ce livre ? Je m’asseois sur un coin de chaise, je feuillète. Je lis une ligne, je reviens à la première page.
« Après Chateuil-le Bourg, la route s’élève doucement. Le soleil est chaud, l’homme marche… ».
Je ne suis plus là, je n’ai plus froid, il n’y a plus de problèmes électriques, il n’y a plus que lui et moi, lui dans ma main avec ses pages si douces, son odeur de vieux papier et la joie, la joie des mots, la joie des idées, la joie du voyage mental, la joie de la découverte, la joie de lire.
Mai 2013
Non, vraiment, c’est pas la joie ! Trois jours que la route est bloquée. J’ai voulu vivre à la campagne, je suis servie. Un arbre est tombé, entraînant un pylône, coupant l’électricité, le téléphone, le chauffage, INTERNET ! me condamnant à rester chez moi, près de la cheminée.
Retour au XIXe siècle. Mais en pire. Impossible de cuisiner, ma merveilleuse plaque à induction ne marche pas , bien entendu. Avez-vous déjà fait chauffer votre eau sur une bûche dans la cheminée ? Dans une belle casserole rouge émaillée maintenant toute noire de suie… irrécupérable…
Et pourtant, il faudrait que je mange tout ce que contient le congélateur et qui dégèle lentement mais sûrement, il faudrait que je le mange cru bien sûr.
Je pense au poêle à bois de ma grand-mère qui ronflait jour et nuit, gardait l’eau, la marmite de soupe toujours chaudes. Et moi, aujourd’hui, en ce merveilleux XXIe siècle, un arbre tombe et je ne vis plus, je ne mange plus, j’ai froid et surtout je ne peux pas lire mes mails.
Ah non ! C’est pas la joie ! Tout ce qui a été créé pour me simplifier la vie se retourne contre moi, me nargue, j’ai l’impression que la machine à laver me regarde en rigolant de tout son hublot, et l’ordinateur alors ! fier de lui, qui trône inutile sur le bureau ! Je le hais, je les hais tous ces appareils coûteux, soudain devenus inutiles, vains, encombrants, ridicules.
Je visite une à une les pièces de la maison, les sourcils froncés, défiant du regard tous ces objets électriques, électroniques, électrodomestiques. Il y en a partout jusqu’au truc pour faire sentir bon, branché sur une prise électrique ! A pleurer…
Ah non ! C’est pas la joie ! Mon portable se décharge lentement, le seul lien qui me restait avec le monde, la seule voix qui me promettait le rétablissement de la civilisation tous les jours pour le lendemain. Je traîne ma rage impuissante, je tourne en rond.
Et puis, je pousse la porte d’une chambre que je voulais depuis longtemps transformer en bibliothèque, le genre très cosy, avec des murs lambrissés, des confortables canapés en cuir profonds et souples, des lumières douces et tout autour des étagères avec des livres, des livres, des livres… et une échelle pour aller chercher le livre tout là-haut, comme dans les grandes bibliothèques. Naturellement, je n’ai jamais rien fait. Les livres sont là pourtant, en piles par terre ou encore dans les cartons d’un déménagement vieux de deux ans déjà, ils attendent, ils sont patients. Eux ne me narguent pas, ne me défient pas, ils sont là, ils attendent. Quoi ? que j’ai le temps, enfin ! Que je n’ai rien d’autre à faire, que je délaisse mon ordinateur, que je ne m’occupe plus de mes belles machines électriques, électroniques, électrodomestiques.
Ah non ! C’est pas la joie ! Je n’ai jamais le temps, j’ai à faire, je suis occupée, sur occupée. La longue plainte habituelle, bien rôdée, tout à coup interrompue… Le temps ? Je l’ai là le temps, non ? J’avance timidement dans la pièce, je touche une pile de livres, une autre, je soulève un volume, un autre. Tiens, qu’est-ce que c’est que ce livre ? Je m’asseois sur un coin de chaise, je feuillète. Je lis une ligne, je reviens à la première page.
« Après Chateuil-le Bourg, la route s’élève doucement. Le soleil est chaud, l’homme marche… ».
Je ne suis plus là, je n’ai plus froid, il n’y a plus de problèmes électriques, il n’y a plus que lui et moi, lui dans ma main avec ses pages si douces, son odeur de vieux papier et la joie, la joie des mots, la joie des idées, la joie du voyage mental, la joie de la découverte, la joie de lire.
TU N'ES PLUS LA (TRISTESSE)
Wolfy Paulo
Mai 2013
Elle se réveilla doucement et lentement , elle se sentait bien, reposée de sa nuit. Alors qu'elle s'étirait, elle réalisa peu à peu qu'il n'était plus là et son lourd fardeau qui pesait au creux de son cœur revint lui hacher l'âme avec une violence qui lui coupa le souffle le temps d'une fraction de seconde mais assez pour la plonger dans un profond désarroi. Péniblement, elle se leva, alla se passer sur le visage un peu d'eau froide, c'est à cet instant qu'elle réalisa qu'hier soir elle avait pleuré. Ses yeux étaient encore gonflés, ses lèvres, son nez, toute sa figure étaient encore marqué par le chagrin. Elle se passa beaucoup d'eau froide, espérant ainsi effacer un peu de sa tristesse, le temps d'une toilette , le temps d'un instant...l'eau la réveilla tout à fait, cette fraîcheur lui fit du bien elle se plaisait à croire que sa tristesse coulait et tombait dans le siphon avec l'eau.
Toujours dans son illusion elle alla se faire un petit café d'un pas gai et presque convaincant, en posant sa cafetière sur son feu, elle se rappela qu'elle partagera son petit déjeuner avec personne, mais secoua la tête, il était temps de se reprendre, assez de lamentation, il fallait avancer. Elle alla jeter un coup d'œil par la fenêtre, le temps était maussade, mais un léger rayon de soleil naquit et lui donna du baume au cœur, elle prit cela pour un signe. Le bruit de la cafetière sur le feu l'ôta de ses rêveries, elle se servi une tasse, alla se choisir un biscuit et revint vers la fenêtre. Les yeux perdus dans le vide, elle se força de ne pas penser à lui, en vain. Tout lui faisait penser. Tout. Pourtant elle se sentait la force de parvenir à vivre sans lui, une once de liberté, de soulagement l'aidait à avoir envie d'aller de l'avant. C'était comme si chaque gorgée de son café était une potion magique qui l'aiderait à se sentir plus forte, plus heureuse et moins dépendante de lui. Il fallait qu'elle s'en sorte, de toute façon, elle n'avait pas le choix et puis, elle ne voulait pas sombrer dans la mélancolie à cause de lui, ce serait lui donner trop d'importance, en se servant une autre tasse, elle commença à énumérer tous ses défauts, toutes les petites choses qu'elle n 'aimait pas chez lui, une façon comme une autre de commencer à le détester et pourquoi pas à l'oublier...mais une fois encore, se souvenir de cela l'amenait à se souvenir de lui et des choses qu'ils avaient partagés ensemble, des anecdotes, des souvenirs, elle se rendit compte très vite que c'était une très mauvaise idée, et tenta tant bien que mal de chasser toutes ces idées. Elle décida qu'il était temps d'arrêter de rêvasser. Elle posa sa tasse et alla prendre une douche. L'eau chaude qui coulait sur son visage lui rappela les larmes qu'elle avait versées hier soir, elle se dit à cet instant que ce sera long, très long, et beaucoup plus dur qu'elle ne l'avait imaginé. Elle réalisa aussi à quel point elle l'aimait, et cela la surprit autant que la désespéra.
Mai 2013
Elle se réveilla doucement et lentement , elle se sentait bien, reposée de sa nuit. Alors qu'elle s'étirait, elle réalisa peu à peu qu'il n'était plus là et son lourd fardeau qui pesait au creux de son cœur revint lui hacher l'âme avec une violence qui lui coupa le souffle le temps d'une fraction de seconde mais assez pour la plonger dans un profond désarroi. Péniblement, elle se leva, alla se passer sur le visage un peu d'eau froide, c'est à cet instant qu'elle réalisa qu'hier soir elle avait pleuré. Ses yeux étaient encore gonflés, ses lèvres, son nez, toute sa figure étaient encore marqué par le chagrin. Elle se passa beaucoup d'eau froide, espérant ainsi effacer un peu de sa tristesse, le temps d'une toilette , le temps d'un instant...l'eau la réveilla tout à fait, cette fraîcheur lui fit du bien elle se plaisait à croire que sa tristesse coulait et tombait dans le siphon avec l'eau.
Toujours dans son illusion elle alla se faire un petit café d'un pas gai et presque convaincant, en posant sa cafetière sur son feu, elle se rappela qu'elle partagera son petit déjeuner avec personne, mais secoua la tête, il était temps de se reprendre, assez de lamentation, il fallait avancer. Elle alla jeter un coup d'œil par la fenêtre, le temps était maussade, mais un léger rayon de soleil naquit et lui donna du baume au cœur, elle prit cela pour un signe. Le bruit de la cafetière sur le feu l'ôta de ses rêveries, elle se servi une tasse, alla se choisir un biscuit et revint vers la fenêtre. Les yeux perdus dans le vide, elle se força de ne pas penser à lui, en vain. Tout lui faisait penser. Tout. Pourtant elle se sentait la force de parvenir à vivre sans lui, une once de liberté, de soulagement l'aidait à avoir envie d'aller de l'avant. C'était comme si chaque gorgée de son café était une potion magique qui l'aiderait à se sentir plus forte, plus heureuse et moins dépendante de lui. Il fallait qu'elle s'en sorte, de toute façon, elle n'avait pas le choix et puis, elle ne voulait pas sombrer dans la mélancolie à cause de lui, ce serait lui donner trop d'importance, en se servant une autre tasse, elle commença à énumérer tous ses défauts, toutes les petites choses qu'elle n 'aimait pas chez lui, une façon comme une autre de commencer à le détester et pourquoi pas à l'oublier...mais une fois encore, se souvenir de cela l'amenait à se souvenir de lui et des choses qu'ils avaient partagés ensemble, des anecdotes, des souvenirs, elle se rendit compte très vite que c'était une très mauvaise idée, et tenta tant bien que mal de chasser toutes ces idées. Elle décida qu'il était temps d'arrêter de rêvasser. Elle posa sa tasse et alla prendre une douche. L'eau chaude qui coulait sur son visage lui rappela les larmes qu'elle avait versées hier soir, elle se dit à cet instant que ce sera long, très long, et beaucoup plus dur qu'elle ne l'avait imaginé. Elle réalisa aussi à quel point elle l'aimait, et cela la surprit autant que la désespéra.
LA TRISTESSE
Brigitte Bloch-Tabet
Mai 2013
Je suis à l’arrière de la voiture de mon papa. C’est une Aronde bleu, bleue foncée comme une hirondelle. Elle fonce comme une hirondelle sur l’autoroute qui va nous amener à la mer. Papa n’a pas voulu que je m’installe près de lui à l’avant parce qu’il pense que c’est dangereux. Je suis toute seule à l’arrière parce que je n’ai pas de sœur et pas de frère. Je n’ai plus de maman non plus : elle est morte ce printemps, s’en est allée au ciel comme une hirondelle parce qu’elle était très malade et qu’elle ne pouvait plus bouger dans son lit. Enfin elle a pu bouger pour aller haut dans le ciel. Ca me console un peu. C’est pas papa qui me l’a annoncé, c’est une dame irlandaise chez qui j’étais pendant la maladie de ma maman. Elle m’a dit « Ta maman est montée au ciel, il faut faire une prière pour elle » et le lendemain on est allée à l’église. Pourtant elle sait que pour moi l’église ce n’est pas la maison de mon Dieu à moi. Je n’ai pas le droit de croire dans le Petit Jésus. Ca fait rien on a lancé des mots vers le ciel et Dieu les a attrapés, c’est le principal. Si j’avais un frère ou une sœur je pourrais parler de maman avec eux mais papa il veut pas. Il dit que ça fait mal. Papa il parle pas beaucoup depuis que maman est partie au ciel. Il a dit qu’il allait rester le week-end avec moi et après je serai toute seule avec des gens que je ne connais pas qui ont une fille de mon âge. Je suis moitié contente moitié pas.
Comme je m’ennuie un peu parce que papa parle pas, je compte les voitures. J’ai choisi les voitures bleues parce qu’il y en a pas beaucoup. Je demande à papa de choisir sa couleur de voiture. D’habitude il prend les rouges, mais cette fois-ci il dit qu’il ne peut pas conduire et compter les voitures rouges en même temps. Alors je compte toute seule les voitures bleues. Mais comme il y en a pas beaucoup je sens que j’ai envie de faire pipi. Quand ça devient trop fort , je le dis à papa qui me dit que je dois attendre une halte-pipi. Il me dit toujours que je dois pas faire de caprices, que je dois faire la grande parce que maintenant je n’ai plus de maman pour s’occuper de moi. Il faut que je me concentre sur les voitures bleues. Enfin mon papa s’est arrêté pour prendre de l’essence et je vais pouvoir aller faire pipi. Mais si je vais faire pipi papa ne va pas demander le nombre de points Esso il faut pour obtenir Madame Esso. Je rêve de Madame Esso. J’ai déjà Monsieur Esso en mousse avec sa tête en goutte d’essence ou d’huile, je ne sais pas trop. On peut lui bouger les bras et les jambes parce que dedans il y a des fils de laiton. C’est papa qui me l’a dit parce que lui il les fabrique ces fils-là. Alors je me demande pourquoi il ne peut pas les avoir sans acheter d’essence. « Papa tu demandes les points pour Madame Esso, s’il te plaît pendant que je vais faire pipi. Tu oublies pas, hein ? » Quand je reviens de mon pipi, papa m’attend à la voiture. C’est lui qui enfonce le tuyau de l’essence dans le trou de la voiture. Ca sent pas bon. Ca me fait un peu mal au cœur cette odeur. J’espère qu’il va me dire qu’on est près du but. Dans les toilettes je rêvais que papa me la tendait « Tiens, on l’a enfin gagnée ta poupée Esso ». Mais là il n’a que le tuyau de l’essence à la main et il a vraiment l’air de penser à autre chose. /
« Papa et la Dame Esso ? « « Zut, j’ai oublié ! Vas-y toi, tu es une grande fille » et papa me tend le papier où est noté le nombre de points qu’on a. J’ai peur de parler à la dame de la pompe à essence mais j’y vais quand même parce que sinon je ne saurai jamais où on en est.
« Madame, regardez le nombre de points que mon papa il a avec l’essence : Est-ce qu’avec ça j’ai gagné la Dame Esso ? » La dame regarde longuement le nombre sur le papier et elle me dit d’attendre pour comparer avec son nombre à elle. Elle revient avec une tête qui ne sourit pas.
Il te manque encore 120 points. Mais il y a un concours qui peut te faire gagner le couple Esso. Tiens je te donne le règlement. Tu sais lire ?
Oui, je suis en 8ème.
Tu sais dessiner ?
Oui, j’aime beaucoup dessiner.
Alors il faut que tu dessines la voiture de ton papa. Qu’est-ce qu’il a comme voiture ?
Une aronde bleue.
Je reviens un peu déçue. On est loin du compte. Mais il y a le concours. Je le tends à papa qui me demande ce que c’est. Des fois papa on dirait qu’il sait pas lire. Mais c’est simplement qu’il a la flemme. Il est toujours fatigué depuis que maman est morte. Pour moi ça fait longtemps qu’elle est plus là parce qu’elle pouvait pas bouger, pas me prendre sur ses genoux ou dans ses bras. A peine me parler. Alors si je n’ai pas beaucoup pleuré quand elle est morte et si papa me dit que cela ne me fait pas de peine c’est parce que ça change pas grand-chose pour moi. Je préfère qu’elle soit libérée de son corps et qu’elle flotte dans le ciel plutôt que toute immobile dans son lit avec la bonne sœur qui se penche sur elle avec sa grande cornette en papier blanc.
Je dois dessiner la voiture. Je sais pas si je vais y arriver. Tu vas m’aider papa ?
Je ne sais pas dessiner mon lardon.
Et tonton, il sait dessiner, il va m’aider alors ?
C’est toi qui dois le faire. Si tu veux gagner la poupée Esso il faut le mériter.
On peut aussi l’acheter la Dame Esso. Pourquoi tu me l’achètes pas ?
Il faut que tu la mérites. C’est le concours ou alors il faut que tu plonges dans la piscine quand on sera dans le Sud.
Je vais dessiner la voiture quand on sera arrêtés longtemps. Tu m’achètes des crayons de couleur ?
Je vais t’acheter les couleurs qu’il te faut : un noir, un bleu et un rouge pour les feux arrière. Ca suffira.
On reprend la route. J’ai plus envie de compter les voitures bleues. Je regarde plutôt s’il y a d’autres voitures comme celle de papa, des Aronde, pour les photographier dans ma tête. Elles sont rondes les Arondes. J’aime bien comme elles sont. Mais ça va être difficile à dessiner. Bientôt j’ai faim. J’ai envie d’un bon steak avec des frites mais ma Mamie elle m’en fait jamais. On a droit à des endives aux jambons ou du hachis Parmentier presqu’à tous les repas. Elle sait cuisiner que ça sur sa gazinière. Je n’ai qu’à imaginer que je mange de la bonne viande rouge et mon estomac il va être trompé. C’est toujours comme ça que je fais quand je peux pas obtenir quelque chose. Des fois je rêve que je m’amuse avec la Dame Esso, que je la tords dans des positions pour qu’elle ait l’air de vivre. Elle dit bonjour, au revoir, elle lève les bras au ciel, elle se courbe en avant et en arrière, elle pose ses mains sur ses hanches. Y’a qu’à imaginer.
Quand on arrive à l’hôtel pour passer la nuit parce qu’on est encore loin de la Méditerranée, j’ai envie de dessiner la voiture de papa. Le problème c’est qu’il fait noir. Alors il faut que je me souvienne dans ma tête de comment elle est. Je l’ai beaucoup regardée avant. J’ai remarqué qu’elle avait un capot ovale, un coffre carré et des roues bien rondes. J’ai du papier à lettres. Je vais m’y mettre. Je préfère dessiner que de plonger pour avoir Madame Esso. J’ai peur de l’eau et encore plus peur de m’enfoncer dans la piscine et de m’éclater la tête contre le fond. Papa dit que je saurai jamais nager si je plonge pas.
Mon dessin est terminé. Je vais le montrer à papa qui me dit que je peux l’améliorer. Demain quand il fera jour, juste avant de repartir, je me mettrai devant la voiture pour mieux la copier. Il suffit de recopier les lignes qu’on voit. Je dois y arriver. Mais pour avoir plus de chance de la gagner il faut peut-être que je me mette à plonger. Il suffit de m’imaginer en train de le faire. Et de décomposer chaque action :
1° je me place sur le bout du plongeoir
2° je tends mes bras au-dessus de ma tête
3° je suis toute courbée avec les jambes droites
4° je m’élance dans l’eau
5° je remonte à la surface sans me noyer.
Sans me noyer. C’est ça le hic. Parce qu’une fois au fond comment on remonte ? Et c’est pas papa qui va me donner la réponse. J’ai très peur de basculer dans l’eau et de pas remonter. Mais remonter pour quoi ?
Mai 2013
Je suis à l’arrière de la voiture de mon papa. C’est une Aronde bleu, bleue foncée comme une hirondelle. Elle fonce comme une hirondelle sur l’autoroute qui va nous amener à la mer. Papa n’a pas voulu que je m’installe près de lui à l’avant parce qu’il pense que c’est dangereux. Je suis toute seule à l’arrière parce que je n’ai pas de sœur et pas de frère. Je n’ai plus de maman non plus : elle est morte ce printemps, s’en est allée au ciel comme une hirondelle parce qu’elle était très malade et qu’elle ne pouvait plus bouger dans son lit. Enfin elle a pu bouger pour aller haut dans le ciel. Ca me console un peu. C’est pas papa qui me l’a annoncé, c’est une dame irlandaise chez qui j’étais pendant la maladie de ma maman. Elle m’a dit « Ta maman est montée au ciel, il faut faire une prière pour elle » et le lendemain on est allée à l’église. Pourtant elle sait que pour moi l’église ce n’est pas la maison de mon Dieu à moi. Je n’ai pas le droit de croire dans le Petit Jésus. Ca fait rien on a lancé des mots vers le ciel et Dieu les a attrapés, c’est le principal. Si j’avais un frère ou une sœur je pourrais parler de maman avec eux mais papa il veut pas. Il dit que ça fait mal. Papa il parle pas beaucoup depuis que maman est partie au ciel. Il a dit qu’il allait rester le week-end avec moi et après je serai toute seule avec des gens que je ne connais pas qui ont une fille de mon âge. Je suis moitié contente moitié pas.
Comme je m’ennuie un peu parce que papa parle pas, je compte les voitures. J’ai choisi les voitures bleues parce qu’il y en a pas beaucoup. Je demande à papa de choisir sa couleur de voiture. D’habitude il prend les rouges, mais cette fois-ci il dit qu’il ne peut pas conduire et compter les voitures rouges en même temps. Alors je compte toute seule les voitures bleues. Mais comme il y en a pas beaucoup je sens que j’ai envie de faire pipi. Quand ça devient trop fort , je le dis à papa qui me dit que je dois attendre une halte-pipi. Il me dit toujours que je dois pas faire de caprices, que je dois faire la grande parce que maintenant je n’ai plus de maman pour s’occuper de moi. Il faut que je me concentre sur les voitures bleues. Enfin mon papa s’est arrêté pour prendre de l’essence et je vais pouvoir aller faire pipi. Mais si je vais faire pipi papa ne va pas demander le nombre de points Esso il faut pour obtenir Madame Esso. Je rêve de Madame Esso. J’ai déjà Monsieur Esso en mousse avec sa tête en goutte d’essence ou d’huile, je ne sais pas trop. On peut lui bouger les bras et les jambes parce que dedans il y a des fils de laiton. C’est papa qui me l’a dit parce que lui il les fabrique ces fils-là. Alors je me demande pourquoi il ne peut pas les avoir sans acheter d’essence. « Papa tu demandes les points pour Madame Esso, s’il te plaît pendant que je vais faire pipi. Tu oublies pas, hein ? » Quand je reviens de mon pipi, papa m’attend à la voiture. C’est lui qui enfonce le tuyau de l’essence dans le trou de la voiture. Ca sent pas bon. Ca me fait un peu mal au cœur cette odeur. J’espère qu’il va me dire qu’on est près du but. Dans les toilettes je rêvais que papa me la tendait « Tiens, on l’a enfin gagnée ta poupée Esso ». Mais là il n’a que le tuyau de l’essence à la main et il a vraiment l’air de penser à autre chose. /
« Papa et la Dame Esso ? « « Zut, j’ai oublié ! Vas-y toi, tu es une grande fille » et papa me tend le papier où est noté le nombre de points qu’on a. J’ai peur de parler à la dame de la pompe à essence mais j’y vais quand même parce que sinon je ne saurai jamais où on en est.
« Madame, regardez le nombre de points que mon papa il a avec l’essence : Est-ce qu’avec ça j’ai gagné la Dame Esso ? » La dame regarde longuement le nombre sur le papier et elle me dit d’attendre pour comparer avec son nombre à elle. Elle revient avec une tête qui ne sourit pas.
Il te manque encore 120 points. Mais il y a un concours qui peut te faire gagner le couple Esso. Tiens je te donne le règlement. Tu sais lire ?
Oui, je suis en 8ème.
Tu sais dessiner ?
Oui, j’aime beaucoup dessiner.
Alors il faut que tu dessines la voiture de ton papa. Qu’est-ce qu’il a comme voiture ?
Une aronde bleue.
Je reviens un peu déçue. On est loin du compte. Mais il y a le concours. Je le tends à papa qui me demande ce que c’est. Des fois papa on dirait qu’il sait pas lire. Mais c’est simplement qu’il a la flemme. Il est toujours fatigué depuis que maman est morte. Pour moi ça fait longtemps qu’elle est plus là parce qu’elle pouvait pas bouger, pas me prendre sur ses genoux ou dans ses bras. A peine me parler. Alors si je n’ai pas beaucoup pleuré quand elle est morte et si papa me dit que cela ne me fait pas de peine c’est parce que ça change pas grand-chose pour moi. Je préfère qu’elle soit libérée de son corps et qu’elle flotte dans le ciel plutôt que toute immobile dans son lit avec la bonne sœur qui se penche sur elle avec sa grande cornette en papier blanc.
Je dois dessiner la voiture. Je sais pas si je vais y arriver. Tu vas m’aider papa ?
Je ne sais pas dessiner mon lardon.
Et tonton, il sait dessiner, il va m’aider alors ?
C’est toi qui dois le faire. Si tu veux gagner la poupée Esso il faut le mériter.
On peut aussi l’acheter la Dame Esso. Pourquoi tu me l’achètes pas ?
Il faut que tu la mérites. C’est le concours ou alors il faut que tu plonges dans la piscine quand on sera dans le Sud.
Je vais dessiner la voiture quand on sera arrêtés longtemps. Tu m’achètes des crayons de couleur ?
Je vais t’acheter les couleurs qu’il te faut : un noir, un bleu et un rouge pour les feux arrière. Ca suffira.
On reprend la route. J’ai plus envie de compter les voitures bleues. Je regarde plutôt s’il y a d’autres voitures comme celle de papa, des Aronde, pour les photographier dans ma tête. Elles sont rondes les Arondes. J’aime bien comme elles sont. Mais ça va être difficile à dessiner. Bientôt j’ai faim. J’ai envie d’un bon steak avec des frites mais ma Mamie elle m’en fait jamais. On a droit à des endives aux jambons ou du hachis Parmentier presqu’à tous les repas. Elle sait cuisiner que ça sur sa gazinière. Je n’ai qu’à imaginer que je mange de la bonne viande rouge et mon estomac il va être trompé. C’est toujours comme ça que je fais quand je peux pas obtenir quelque chose. Des fois je rêve que je m’amuse avec la Dame Esso, que je la tords dans des positions pour qu’elle ait l’air de vivre. Elle dit bonjour, au revoir, elle lève les bras au ciel, elle se courbe en avant et en arrière, elle pose ses mains sur ses hanches. Y’a qu’à imaginer.
Quand on arrive à l’hôtel pour passer la nuit parce qu’on est encore loin de la Méditerranée, j’ai envie de dessiner la voiture de papa. Le problème c’est qu’il fait noir. Alors il faut que je me souvienne dans ma tête de comment elle est. Je l’ai beaucoup regardée avant. J’ai remarqué qu’elle avait un capot ovale, un coffre carré et des roues bien rondes. J’ai du papier à lettres. Je vais m’y mettre. Je préfère dessiner que de plonger pour avoir Madame Esso. J’ai peur de l’eau et encore plus peur de m’enfoncer dans la piscine et de m’éclater la tête contre le fond. Papa dit que je saurai jamais nager si je plonge pas.
Mon dessin est terminé. Je vais le montrer à papa qui me dit que je peux l’améliorer. Demain quand il fera jour, juste avant de repartir, je me mettrai devant la voiture pour mieux la copier. Il suffit de recopier les lignes qu’on voit. Je dois y arriver. Mais pour avoir plus de chance de la gagner il faut peut-être que je me mette à plonger. Il suffit de m’imaginer en train de le faire. Et de décomposer chaque action :
1° je me place sur le bout du plongeoir
2° je tends mes bras au-dessus de ma tête
3° je suis toute courbée avec les jambes droites
4° je m’élance dans l’eau
5° je remonte à la surface sans me noyer.
Sans me noyer. C’est ça le hic. Parce qu’une fois au fond comment on remonte ? Et c’est pas papa qui va me donner la réponse. J’ai très peur de basculer dans l’eau et de pas remonter. Mais remonter pour quoi ?
LA TRISTESSE ET LE TEMPS
Sylvia Bel
Mai 2013
Ecrire son histoire sans avoir l’air de paraître un personnage VIP, en toute simplicité, devrait être à portée de tous. Un bilan, un message à ceux auxquels on a toujours craint de dire la vérité de peur de les froisser, avec la bonne conscience de les préserver, bref un état des lieux de notre mémoire, pour vérifier si tout fonctionne correctement encore, un exercice pour se faire plaisir, pour combler un besoin. Probablement aussi, le besoin animal de laisser un témoignage, une trace.
Les quelques lignes qui précèdent celles-ci ont été écrites deux ans auparavant, exactement le 14 Janvier 2009, elles sont restées en sommeil, je n’avais alors rien de bien important à écrire, mais une envie tout simplement, et je ne me serais jamais imaginé que le sort m’aurait choisie pour vivre une douloureuse épreuve, dont je sais par avance qu’elle ne me réserve que peine et souffrance !
Mon Dieu qu’il est difficile d’affronter une bataille perdue par avance, et à forces inégales.
Mon mari est atteint d’une maladie rare et orpheline, une maladie neurologique dégénérative, que la médecine appelle PSP, en décodé paralysie supra nucléaire progressive. Tout un programme rien qu’à l’énoncé de son appellation.
J’ai pris pour habitude lorsque je consulte un médecin ou une infirmière, de ne communiquer que ces trois lettres, ainsi j’ai l’impression qu’ils comprennent moins précisément le programme de sa pathologie.
Quant au médecin ou à l’infirmière ou autre membre du corps médical, il leur arrive très souvent d’ignorer l’origine de cette pathologie, et à moi d’expliquer l’inexplicable….
Cette fichue maladie vous paralyse progressivement, vous prive de la faculté de la communication, la parole devient difficile, vous ne mangez que du mixé, ne buvez que de l’eau gélifiée, et prenez bien sûr toute une panoplie de médicaments dont vous n’êtes même pas sûrs de l’efficacité, ils sont dits de confort….merci trop aimables !
Le plus difficile et douloureux à gérer, c’est la séparation du couple tous les soirs, ce moment terrifiant où il faut partir le soir de la clinique, clinique que j’appelle de récupération.
Après être restée prés de mon mari à m’occuper de lui pendant plusieurs heures, c’est une angoisse qui s’empare sournoisement de tous les deux vers 19h30, car 20h est l’heure fatidique qui va nous séparer : lui va rester avec sa tristesse et sa détresse, et moi je me retiens jusqu’au moment où j’ai franchi le seuil de la porte de sa chambre et que je subis l’assaut retenu de mes larmes et de mon cœur qui part en vrille !
Mais il est où le temps de notre complicité, des parties de rigolade entre nous. Tout a fichu le camp, d’un coup d’un seul dans l’espace de moins de 365 jours !!
Et je me sens projetée vers un monde inconnu, avec violence, mais je suis contrainte à apprendre à me glisser dans le moule, alors que je ne me sens nullement concernée, je viens d’avoir soixante ans, mais à l’intérieur tout est intact, et mon être entier ne parvient pas à accepter !!Je rejette ce qui arrive, et puis…. je me convaincs qu’il faut accepter, ce saut dans le vide est incontournable si je veux continuer à vivre.
En très peu de temps, j’ai eu à affronter le regard des autres, l’éloignement de la famille et des amis comme si sa maladie était contagieuse. Je suis seule face à ma détresse, et personne ne peut ni ne veut me remplacer. Mon futur est définitivement en sens interdit, et il faut rester positif ! Vous savez que votre moitié devra partir, mais quand ? C’est un autre problème, mais bon sang, pitié, le plus tard possible.
J’ai souhaité qu’il reste auprès de moi. Il est revenu à la maison le 10 Février 2010, et durant de longs mois, j’ai vécu un enfermement rythmé par les visites des divers intervenants. L’hospitalisation à domicile, je l’avais réclamée, véritable auberge espagnole…
Je n’avais plus aucune intimité, ils savaient de quoi je me nourrissais sur un coin de table, se permettant des remarques sur mon mode de vie, me faisant comprendre avec insistance parfois, qu’il allait « partir » et qu’il fallait absolument que je me « prépare »….Peut-on se préparer à renoncer à un pan de vie, au prétexte qu’il était nécessaire que je sois prête, mais prête, ça veut dire quoi ? Moi je m’étais glissée dans un univers clos, je ne vivais que par procuration, on s’y accoutume vous savez…. « Ah Madame vous êtes exemplaire, vous n’avez rien à vous reprocher, je ne connais personne capable d’assumer ce que vous faites » et j’en oublie… De la compassion, de la pitié, de l’encouragement, mais lorsque la journée était terminée, je refermais et ma porte et mon espoir !!
Un miracle pouvait arriver, je l’ai appelé ce miracle de toutes mes forces, mais en vain. En réalité c’était une impulsion de force que j’attendais des autres, mais non, rares ont été ces témoignages, mais lorsqu’il m’arrivait d’en recevoir, j’étais transportée de joie et d’espoir.
Son regard parlait pour lui, son unique panorama était l’olivier de notre jardin et la verdure. Les deux aquarelles à la droite de son lit témoigneraient avec force qu’ il s’était forgé son univers, il y pénétrait et retrouvait un monde avec lequel il pouvait communiquer à souhait, une énigme pour moi qui le scrutais avec discrétion sans qu’il ne me voit…j’en étais presque jalouse, je n’avais pas, moi, le pouvoir de le faire rêver ainsi, mais simplement celui de lui parler, de lui caresser le visage, de le choyer, de le soigner, de veiller sur lui….oh quel plaisir j’avais à lui passer la main sur le visage quand il n’était pas rasé de quelques jours, je le traitais de « bad boy » !
La maladie a mis longtemps à avoir une prise sur son visage, celui-ci était vierge de toutes rides, sa peau était celle d’un homme plus jeune. Ses cheveux étaient blond cendré, et faisait l’admiration des aides-soignantes et de l’orthophoniste Véronique, notamment. Il sentait toujours bon et était un patient exemplaire et surtout très attachant. Je lui disais parfois, finalement t’as le beau rôle, et il souriait de mon envie à son endroit.
Et voilà, il est parti, ce 26 Novembre 2012, et à nouveau je ne saurai jamais la véritable raison, décidément on m’a bien caché les clés, du début à la fin !! Difficile à encaisser tout de même…à un mois de Noël et à 17 jours des 40 ans de notre fille. Foutue maladie, j’eus préféré un bon infarctus bien net et sans bavures ou un accident de voiture fatal avec mort sur le coup ! C’est terrible, mais le film au ralenti sans sous-titrage, c’est pire.
J’étais exsangue, suspendue à son souvenir très vif dans ma mémoire endolorie. Mais comment envisager de me reconstruire ? Le terrain me paraît trop meuble, la référence à lui trop présente dehors, comme en moi.
J’ai de la difficulté à me déplacer dans ce qui était son espace vital, toutes ses affaires demeurent en place et me rassurent. Je colle mon nez à son flacon de parfum le matin et le soir. J’ai comme l’impression qu’il s’est absenté momentanément, et qu’il va revenir. Mais non, mais non c’est fini martèle mon intellect en combat perpétuel avec mon affect. La solution à mes souffrances, je dois la trouver toute seule, encore une fois toute seule….et très vite car le temps égrène ses minutes, ses heures, ses jours, sans se soucier des dégâts qu’il cause inévitablement. Mais n’est-ce pas ce temps même qui apaise la souffrance ? Laisser le temps au temps, là est sans doute l’explication dite rationnelle.
La vacuité, laisse une sensation d’abandon total, je suis livrée à moi-même, libre, d’une liberté qui me perturbe dans mes habitudes, je crains d’affronter l’extérieur et souhaite me projeter vers un avenir qui presse. La relation à l’autre est perturbée, je me dois de passer outre, j’en ressens un besoin viscéral, pour m’étourdir, vivre, et je tente de rejoindre la rive, qui insidieusement s’éloigne lorsque je me sens plus forte, et me rappelle à l’ordre. La cicatrice peine à guérir, mais à nouveau le temps, ce fichu temps, est maître de tout…
Je reste très envieuse des caractères plus forts, plus pragmatiques et surtout moins sensibles que le mien.
Peut-on décider de donner un nouveau sens à sa vie ? Est-ce une démarche volontaire ou naturelle ? Oui je veux, le pourrai-je ? Seuls le hasard et la magie de l’inconnu m’aideront à être plus forte. Une voix secrète me souffle au creux de l’oreille, tu t’es démariée par la force du destin, tu ne vas pas te remarier, je ne veux plus de ce schéma, il est trop lourd, trop empesé. Cette liberté, elle est toute neuve, il faut l’apprivoiser, la sublimer, la performer, en cueillir le meilleur, et laisser le sort en décider.
Mais si le hasard décide, serai-je encore maître à bord ? Il me faut une impulsion d’amour qui me transporte loin des tracas, et m’invite à des moments de bonheur et de plaisir intenses. La jeunesse intérieure est intacte, et m’invite à presser le pas….lentement.
Avec le temps, toujours lui, les souvenirs se diluent dans ma mémoire. Seuls les meilleurs ont droit de survivre, les autres, je me surprends à les oublier, jusqu’à en culpabiliser.
Comme si mon intellect opérait une sélection très stricte, mais il n’est pas un appareil photo numérique !! Les effets personnels, les odeurs, sont plus cruels, ils vous ramènent brutalement et sans ménagement à la réalité. Jusqu’à vous meurtrir un peu plus le cœur. Je voudrais tant m’accoutumer à l’idée que cet état de solitude est définitif, régler le problème entre moi et moi.
LA COLERE
Mai 2013
Elle va voir à qui elle a affaire cette petite pimbêche, elle va voir le monde tourbillonner, le sol se rapprocher, elle va sentir son cœur monter dans sa gorge. Bleurk ! Bleurk ! Va oublier comment elle s’appelle. Elle va en avaler sa langue de vipère, langue qu’elle n’a jamais daigné m’offrir, d’ailleurs. Elle va en dégueuler sa date de naissance, la Sylvie.
Non mais, elle croit qu’elle va longtemps me résister cette petite conne ? Que le Gérard il va attendre longtemps qu’elle sorte avec lui. Je pue de la gueule ou quoi ? Je l’ai invitée au drugstore, je l’ai baladée dans ma Messer Schmidt à Marly la Forêt, je l’ai emmenée à la foire à la ferraille, je l’ai présentée à mes parents sans obtenir la moindre faveur. Même pas le plus petit flirt. Walou. Et pourtant je sais qu’elle n’a pas de petit ami. Qu’elle est vierge. Oui pardi !
Alors aujourd’hui je déploie le grand jeu. Je vais lui en foutre plein la vue, la remuer dans son petit corps frigide, faute de hurler de plaisir, elle va hurler de terreur. Va monter au septième ciel en tourbillonnant, la tête à l’envers, le cœur en grelot. Je vais lui faire tracer mon nom G.E.R.A.R.D. sur fond de ciel et elle va me supplier d’arrêter. Mais je ne céderai pas. Elle va partir en vrille, elle va se transformer en toupie géante. Vroum !
« Je suis pas prête » qu’elle me jette tout le temps à la tête. « Faut que je m’habitue à toi. Que je connaisse ta famille. Que tu m’emmènes au restau, au ciné, au théâtre, aux expos, avant de me mettre dans ton lit » Y’a des passages obligatoires, un tribut à payer pour coucher avec cette petite prétentieuse. Elle veut que je lui en jette plein la vue. Et bien elle va l’avoir son grand chamboulement, son grand chambardement. Elle va la sentir passer sa période probatoire ! Non mais des fois !
Je vais passer la chercher chez elle pour la conduire à l’aérodrome à l’aveuglette. Vais la guider sur le tarmac, un bandeau sur les yeux. La mener au hangar où sont parqués les planeurs, la hisser dans le cockpit et là seulement lui ôter son bandeau. Je vais la hisser dans le zinc en la poussant par son joli petit cul et elle va se retrouver harnachée dans l’étroit habitacle derrière mon dos. Je vais lui ôter son bandeau et elle va crier de surprise et d’angoisse et me supplier de la laisser au sol. Je suis sûr que c’est une trouillarde, qu’elle va en pisser dans sa petite culotte à l’idée de monter avec moi dans un petit zinc. Elle va s’en souvenir de son baptême de l’air, la minette !
Une fois bien calée au fond du zinc, elle va entendre le moteur vrombir, Vroum ! Vroum ! le trouillomètre à zéro. Impossible d’échapper au traitement que je vais lui faire subir : je la tiens enfin à ma merci, Princesse Sylvie.
Dans la cabine de pilotage j’ai à ma disposition tous ces leviers et ces cadrans pour lui assurer un vol décapant. Le manche à balai attend que je le manipule. Enfin je lâche les gaz, dégage le manche à balai et le petit zinc s’élance sur le tarmac. Il prend de plus en plus de vitesse pour s’arracher à la pesanteur. Enfin il décolle et un petit frisson de plaisir me parcourt l’échine. Je l’entends crier qu’elle a mal aux oreilles. Aïe ! Ouille, ouille !
A fond les gaz j’entreprends un looping : je me retrouve la tête en bas, le cœur qui se décroche, l’estomac dans les talons, et les gaz qui remontent à la gorge tandis que ma passagère pousse des cris de frayeur. Au secours ! Encouragé par ses jurons : putain de merde, enc…d’ta mère…je me lance dans des figures intrépides : des arabesques, des circonvolutions, des tourbillons, des tonneaux où ma passagère pas sage est tourneboulée comme une salade dans une essoreuse. Une nouvelle bordée d’injures et d’imprécations couvrent le bruit du moteur : bordel de merde, fils de pute ! Elle en émerge toute groggie, mutique pendant quelques minutes, le temps de reprendre son souffle. Mais le supplice ne s’arrête pas là : elle va crier mon nom : Géraaard ! je vais l’avoir à ma merci. J’amorce une chandelle et un piqué qui achèvent de la décerveler. Yaaaouh !
Elle profite d’une accalmie pour vomir son petit déjeuner dans le sachet aménagé à cet effet. Beurk ! Une odeur nauséabonde envahit l’habitacle. La Sylvie est en train de perdre de son prestige. Je me retourne pour voir dans quel état elle est : blême, les cheveux hirsutes, toute dépoitraillée, elle me fait une horrible grimace :
Espèce de pervers, tu vas me redescendre immédiatement.
Alors j’entreprends une descente en vrille. Vertige maximal assuré sur une durée intolérable. La Sylvie a le temps de savourer chaque spirale de mes tourbillons comme prise dans une tornade. Elle a le sang qui lui monte à la tête, et crie sans discontinuer, une mélopée en l’honneur de ma dextérité. Aouhaaa ! Ce chant me galvanise et je fais preuve de prouesse en manipulant le balai. Mon moniteur serait fier de moi, lui qui m’a octroyé mon brevet la semaine dernière. Je m’empresse de le signaler à Sylvie, ce qui a pour effet de rendre sa mélopée plus criante. Dans un souffle elle me demande s’il y a des parachutes. Je lui réponds chut ! Chut !
Le sol se rapproche de nous à grande vitesse. Il s’agit pas de louper le couloir d’atterrissage. Le zinc vrombit à toute berzingue, mes oreilles se bouchent sous la pression. Sylvie gueule qu’elle a mal aux oreilles, mais je n’ai pas de chewing-gum à lui offrir. A qu’a mâcher sa langue. Un peu de patience et tu vas retrouver le plancher à vache, ma chérie. En attendant rien n’est gagné ! Le balai tremble dangereusement dans la paume de ma main. Les aiguilles des cadrans oscillent compulsivement. Mon zinc est en train de se vautrer sur le côté. Je redresse magistralement sans entendre de protestation de la part de ma passagère. Je me retourne : elle est pâle comme une morte ; elle a dû s’évanouir de terreur.
Dans un vrombissement assourdissant de carlingue frottée j’atterris en faisant des étincelles sur le tarmac. Scrountch ! La secousse qui s’ensuit ne réveille pas mon amie. Est-elle morte de trouille ? Il ne me reste plus qu’à lui administrer le bouche à bouche pour la réveiller. Smac ! Smac !
Et c’est moi qui me réveille, la bouche pâteuse, la gueule de bois. Faut que j’appelle Sylvie pour lui proposer de voir une expo. Allo ! Allo ! C’est ce qu’il y a de moins cher dans ce qu’elle a envie de faire avec moi. Voilà : Je vais l’emmener au musée de l’aéronautique. Avec mes Ray-bans et mon blouson de pilote. Pas très rock, mais romantique ! Ca va le faire…faute de s’envoyer en l’air.
LA PEUR DE LE DIRE
Selma Guettaf.
Mai 2013
Mai 2013
D’elle, je ne connais pas grand-chose. Une jeune fille insaisissable, aux cheveux courts, aux grands yeux clairs, qui parle peu et s’esquive avec grâce. On est dans le même lycée mais je n’ai jamais osé l’aborder. Elle est comme enfermée dans une coquille, dont j’ose à peine écorcher la surface. Que pouvait-elle renfermer derrière ce regard d’où émane un étrange magnétisme ?
Son attention est souvent focalisée sur son téléphone dernier cri. Je sais qu'elle envoie souvent des textos à ses amis, que le monde cesse d’exister quand elle se connecte à Internet, qu'elle a même failli rater son arrêt de bus pour finir un jeu de RP (role play). Je sais aussi que les livres l'ennuient et qu’ils ne servent qu'à l'éventer lorsqu'il fait chaud. Par contre, ça lui arrive de télécharger des e-books qu’elle lit et partage sur le net.
Ce qui me subjugue le plus en elle c’est sa métamorphose quand elle dispute une course de voiture sur sa PSP. Son expression se transforme avec une rapidité frappante, devient presque meurtrière. Toute douceur en elle s’évanouie. Un air canin se dégage d’elle. Elle fait penser à un félin sauvage et indomptable prêt à bondir.
Maintes fois, j'ai cherché à l'approcher et maintes fois, je me suis ravisé au dernier moment. J'avais une boule au ventre à chaque fois que j'étais dans son sillage. Je pensais au départ, que c'était de l'admiration, mais je me suis rapidement rendu à l'évidence. J’étais amoureux à un point qui dépasse l’entendement. Je me suis juré qu'un jour, je lui parlerai de mes sentiments, coûte que coûte, même si je devais paraître ridicule. Cette promesse, je me devais de la tenir.
Un soir, Facebook me suggéra d’ajouter Chapinette à ma liste d’amis. En parcourant le profil de cette personne, je tombai sur ses photos. Et là, ce fut la grande révélation. Des flots de joie envahirent mon être. C’était Elle ! Je ne pus m'empêcher d'y voir un signe, celui que j'attendais depuis des mois. Je sentis un courage insoupçonné remonter à la surface de mon cœur. Mes doigts tapotèrent avec une confiance irréprochable tous les mots d’amour qui affleuraient des profondeurs de mon âme et que je ne réécrirai pas ici car j’ai l’intime conviction que ces choses-là doivent rester secrètes. Sa réponse vint après dix minutes ; brève et mystérieuse : « tg ! ». Était-ce un « je t’aime » inversé, concis, propre à notre nouvelle génération ? Je ne saurai le dire. J’ai grandi un peu en marge et tout cela me dépassait. Trépignant d’impatience, je consultai un ami sur Skype.
Le message codé voulait dire : « Ta gueule ! »
Une constriction subite me laissa interdit.
La douleur déferla sur moi telle une lame de fond.
Mais je ne me déclarai pas vaincu.
J'ai vaguement oublié tout ce qui s'est passé ensuite, la concentration extrême qu’il m’a fallu pour écrire dans son langage sms, les bêtises que j'ai dû sortir pour avoir un peu de son attention. J’étais fébrile, j’avais des sueurs froides et mes mains moites ne cessaient guère leurs tremblements. Au fil de notre conversation, j’ai appris que des formules comme «lol », « ptdr », ou des simleys du genre ^_^ parvenaient à toucher sa sensibilité que n’importe quel autre mot grammaticalement correct. Et ce dont je me souviens très bien, c'est qu’elle qu’à la fin de la soirée, elle m’invita à une conversation par cam ; elle souriait tandis que moi j’avais une tête de merlan frite en fixant son décolleté.
QUAND PEUR RIME AVEC FOLIE
Mai 2013
Je te vois, je t’observe. Tu es plutôt jolie quand tu ne pleures pas, malgré tes cheveux emmêlés. Maintenant, c’est à toi de m’observer, tu m’as enfin remarqué. Ton visage change rapidement de couleur, il passe de ton traditionnel teint porcelaine au verdâtre. Et Dieu sait que cette couleur ne te va pas. Je doute même qu’elle aille à quelqu’un… Enfin passons. Tu recules que quelques pas, tu regardes autour de toi, oui, tu as peur. Je la sens, je la flaire. Mais personne ne te voit, personne ne t’entendra, si tu te décides à crier. Surtout, personne ne viendra. J’aime quand tu cries. Mais ne t’inquiète pas, bientôt, tu te contenteras de trembler silencieusement, regardant toujours par dessus ton épaule. Tu ne pourrais plus te regarder dans le miroir sans me voir, derrière toi avec un sourire affable.
Oh, je vois deux grosses gouttes salées couler le long de tes joues. J’aimerais les goûter, mais ton cœur sera semblable à celui d’un lapin, tu en mourrais. Et puis le jeu est si drôle, te voire frapper cette porte, crier, encore et encore. Puis, enfin, tu arrêtes de m’exploser mes oreilles. Ta voix s’est brisée, comme un fin fil d’araignée. Car maintenant, tu me fais penser à une araignée. Mes membres fins, longs, maigres. Et tes doigts, qui étaient si agréable à regarder, sont maintenant que de longues tiges osseuses, terminés par de vieux ongles jaunes, rongés jusqu’au sang. Mais ce sang se dilue un peu, dans tes yeux rouges par les larmes, aux veines éclatés. Tes yeux si beaux, si purs, si bleus. Mais cette pureté est ineffaçable, malheureusement. Je préfère grandement cette peur continuelle dans ton regard.
Affalée dans un coin de ta chambre capitonnée, tu me gémis de te quitter, de partir et de te laisser tranquille. Mais je ne suis pas une gentille personne moi, je suis Lucifer, je suis la Peur et la Folie. Je suis toi, ma Chère. Tu ne me crois pas ? Et bien tu as tort.
Je suis la Peur et la Folie. Je suis le Bien et le Mal. Je suis Lucifer. Et je suis vous, Chers Humains de mon cœur. Nul ne peut m’ignorer, nul ne peut m’oublier. Je suis votre Ombre, je suis votre Ame. Parfois, la Joie prend ma place. Mais je suis le Yang, votre face sombre. Je suis là, derrière vous. La Joie amène à la tristesse, la tristesse à la colère, la colère à la peur et la peur à la Folie. Nous sommes des sœurs, nous ne nous quittons pas.
Je suis l’Homme.
LA COLERE DE BERNARD
Mai 2013
Un voyage à Venise. Quel poncif ! Au début, vous étiez réticente. Vous auriez préféré une destination moins convenue. Mais il avait fait miroiter un voyage au second degré qui traverserait les lieux communs attachés à cette ville. Un au-delà des apparences. Et vous aviez accepté.
Vous vivez avec Bernard depuis maintenant trois années. Il est souvent drôle, presque toujours intelligent. Avec lui, vous avez le sentiment de vivre dans un tourbillon de fêtes, d’idées et de gens, ce qui vous fait du bien. Et même s’il ne s’est pas montré toujours très pointilleux sur les règles affectives en vigueur dans le couple occidental, vous êtes amoureuse de ce type.
En montant dans le train, à Paris, il est très gai Ah ! revivre l’expérience de Venise où il a déjà séjourné plusieurs fois – c’est un homme de la quarantaine – et faire découvrir la cité lacustre, à vous, jeune inexpérimentée de la vie malgré vos trente ans, c’est ce qui le met en joie, aussi.
Le lendemain matin, en gare de Milan, deux jeunes femmes s’installent en face de vous dans le compartiment.
Les romans européens sont remplis de ces rencontres dans un train avec des jeunes filles. Autrefois, accompagnées par une dame qui les chaperonnait, elles vont maintenant par deux et convergent, quoi qu’il arrive, vers Venise.
Souvent elles sont anglaises, mais là non, ce sont des Allemandes. Bernard, d’une humeur de plus en plus excellente – c’est Venise qui approche - n’a aucun mal à les entreprendre, d’autant plus, ça tombe bien, qu’il parle la langue.
Est-ce que Goethe a raconté, dans ses romans, des histoires de jeunes filles rencontrées dans des trains vers Venise, vous vous le demandez en les entendant parler depuis bientôt plus de trois-quarts d’heure sans qu’aucun des trois ne se soit préoccupé de votre personne une seule seconde. Ah, c’est vrai, les trains n’existaient pas du temps de Goethe. Peut-être une bonne raison pour le lire.
Parfois, les jeunes femmes échangent des regards mi-amusés ; une connivence en réaction aux propos de Bernard qui monopolise de plus en plus la parole. Celle des deux, en face de lui, et à qui il s’adresse le plus souvent, s’est reculée peu à peu. Elle s’est redressée et se tient très droite dans l’angle de la fenêtre.
Et soudain, de toute sa hauteur, elle se tourne vers vous en souriant, et dans un français à peine coloré par un léger accent :
- « Vous savez quoi, votre copain, c’est un gros konnard. Si vous voulez un conseil, quittez-le aussi vite que possible.
Depuis une demi-heure, il m’explique à quel point il aurait du plaisir à se promener avec moi dans Venise pour me faire découvrir des endroits qu’il est le seul à connaître. Et puis un petit hôtel très pittoresque dans lequel on fait très bien l’amour, paraît-il !
Malheureusement, il a un boulet avec lui. »
Elle s’adresse à la seconde :
- Ulrika, je n’ai pas rêvé, il a bien dit eisenkugel.
L’air navré, l’autre apporte sa confirmation.
- Ya, eisenkugel ! Un boulet, un boulet de forçat, vous comprenez ?
Et elle entoure son pied avec les mains. Son accent à elle est beaucoup plus prononcé.
- Quand même, il compte bien venir me retrouver le plus souvent possible. Est-ce qu’il a l’intention de vous enchaîner quelque part ou alors il faudra vous rechercher au fond du Grand Canal où il vous aura jetée. Je ne sais pas. Mais soyez prudente.
Depuis quelques années, ils ont fleuri, ce genre des machos cultivés. Non seulement, ils ont un sexe, mais en plus un cerveau qui va avec. C’est une sorte de cervelle fortement membrée dont ils se croient auréolés et qui est supposée les rendre irrésistibles. Voilà pourquoi ils nous proposent de baiser après deux minutes de conversation.
Est-ce que ça peut vous rassurer, on a les mêmes à la maison, n’est-ce pas Ulrika ?
Ulrika acquiesce. Elle lève les mains en les croisant, paumes ouvertes vers l’extérieur, et les décroise, et ce, plusieurs fois de suite. En même temps, son visage exprime un certain dépit.
- Les mêmes, exactement, les mêmes.
Vous notez qu’Ulrika aime joindre le geste à la parole alors que sa compagne de voyage est beaucoup plus hiératique.
- Le vôtre, il est vraiment (pour la première fois, elle cherche un mot) archétypal. Rien de plus. Un modèle du genre. On pourrait lui poser la question : Mais qu’est-ce que l’une à de plus que l’autre ? Mais en fait on ne va pas l’interroger parce qu’on s’en fout de sa réponse.
La seule chose importante : c’est un gros Konnard, comme on dit chez nous.
Un silence étrange règne après cette diatribe.
Ulrika contemple, très fière, son amie ; elle a réussi à en épingler un. Une prise sur le vif qui console en une seule fois de bien des désillusions et d’autant d’humiliations.
Un rapide coup d’œil, moqueur, pour Bernard, et elle se tourne vers vous, tendre et compatissante. D’ailleurs les deux expriment maintenant ces sentiments-là vers vous.
Vous sentez que votre tour est venu de prendre la parole.
- C’est génial comme vous parlez bien français. Très surprenant. Et vous Ulrika… Pareil. Toi aussi, Bernard, tu es surpris, pas vrai !
Avant de murmurer « Mais peu importe… peut-être… ». Vous le dévisagez. D’un teint naturellement livide, difficile de dire s’il a blêmi. Il est clair que si cette francophonie inopinée est bien la cause de ses soucis, c’est à ses conséquences qu’il doit surtout faire face. Il occupe moins d’espace, il a diminué de volume. Il s’est tassé sur lui-même, tout simplement, avec la paupière basse et une colère rentrée dont on devine qu’elle va exploser dans quelques instants.
En route vers Venise, il devait se voir grand libertin avec des mentors comme Don Juan ou Casanova, mais si sa situation n’est pas sans évoquer, en moins comique, la scène fameuse où le héros de Molière se retrouve coincé entre Charlotte et Mathurine, votre grand seigneur est bel et bien démasqué prématurément. Ses grands desseins ont volé en éclats et il se retrouve plus bas que terre quand il pensait évoluer, en compagnie de ses maîtres, dans les sphères éthérés où règnent les esprits supérieurs. C’est à dire ceux qui ont osé transgresser cette loi qui veut qu’on traite, ne serait-ce qu’en apparence, sur un pied d’égalité l’autre évoluant dans son périmètre d’existence. De là-haut, le monde commun leur appartient. C’est excitant c’est exaltant.
Seulement, si tu échoues à transgresser, tu régresses illico, et à cette loi, Bernard n’échappe pas. Le monde ne s’est pas plié à ses désirs, voilà qu’il se métamorphose sous vos yeux, en petit garçon puni et colérique. Et là, ça aurait pu être comique. La suite va vous montrer que non.
Il se lève d’un bond, en passant devant vous, écrase votre cheville qui se tord, lance son poing dans le miroir derrière votre tête. Celui-ci, autour du point d’impact s’étoile en cinq branches. Ce qui provoque trois cris de frayeur dont un prend une forme plus articulée :
- Mein Gott, il est cinglé, ce type !
Lui-même, surpris par la violence de son coup et craignant de s’être blessé, a un mouvement de recul et son coude vient heurter votre œil droit qui se trouvait à proximité. Nouvelles frayeurs, nouveaux cris. Enfin, il sort pour prendre de l’air qui lui manquait cruellement à l’intérieur de ce compartiment. Mais vous, joignant le geste à la douleur, d’une main vous tenez votre cheville et de l’autre votre œil droit. Les jeunes Allemandes s’affairent autour de vous.
L’oeil noircira ; votre cheville gonflera et sera douloureuse des jours et des jours, mais à Venise, à quoi bon marcher, il y a les gondoles, n’est-ce pas pour ne pas souffrir.
Cette aventure ferroviaire pourrait s’arrêter sur cette fin en forme de pirouette. Mais une suite vraiment conclusive impose sa nécessité
Bien des mois plus tard, Bernard vous invite à dîner. Il vit avec une nouvelle jeune femme. Un peu pour voir tout ce que cela devient, vous acceptez.
Vous êtes tous les trois. Rapidement, il entre avec vous dans un jeu de séduction. Sa façon, sans doute, bien à lui, de chercher un pardon. Ce qu’il avait abaissé il peut maintenant le relever par un mouvement de balancier, au gré de sa fantaisie. Une drague ouverte où, vous aussi, méritez d’être désirée au dépens d’une autre. Celle-ci, d’ailleurs, au fil de la soirée se décompose peu à peu. Vous n’avez pas eu le courage, à un moment donné, de la regarder dans les yeux, et tout en souriant de lui dire : « Tu sais quoi, ton copain… » ou bien avez-vous pensé, non sans lassitude : « Peu importe, c’est écrit en gros sur son visage. »
LA TRISTESSE DE DEUX SOEURS
Ode Colin
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Mai 2013
Clara se tient debout, les bras ballants, le visage empreint d'une douleur qu'elle tente vainement de contenir.
Face à elle, semblant régner sur la petite chambre, une armoire en chêne, brillante à force d'être cirée.
Une vague odeur de renfermée flotte dans la petite pièce. Clara ayant ouvert la fenêtre donnant sur les grands pins du parc, un air frais s'engouffre entre les meubles, rafraichissant le visage de la jeune femme.
La chambre n'a pour tout confort qu'un petit lit portant un édredon au motif fleuri avec en face, une table basse noire où divers bibelots portant une épaisse couche de poussière trônent.
Clara respire un grand coup, comme pour se donner du courage et tends une main blanche vers l'armoire qu'elle ouvre lentement.
La porte émet un grincement sinistre. Une odeur ancienne de cire se répand dans la pièce, enveloppant la jeune femme de lointains souvenirs.
Gamine, elle passait ses vacances d'été dans la grande maison familiale où sa grand-mère aimait à réunir ses petits-enfants.
Clara secoue la tête, chassant ses images qui la faisaient encore souffrir. Des boucles brunes auréolent alors son visage.
« Tu as finie ? » demande Mabelle se tenant dans l'encadrement de la porte.
Clara a un sourire triste à l'attention de sa jumelle.
« Pas du tout ; je n'ai même pas commencée.
Je vois. »
Mabelle s'approche de sa sœur et l'entoure de ses bras.
« Je vais t'aider, on ira plus vite et puis moi, la jeune femme balaye la pièce d'un geste de la main, tout ça ne me fais rien. »
Une fois de plus Clara admire le caractère de sœur donnant tout au présent alors qu'elle-même se complait à vivre dans le passé.
Chacune vit ce deuil d'une manière différente, les séparant un peu.
Mabelle s'avançe d'un pas décidé vers l'armoire ouverte et jette un regard perçant sur les draps blancs qui attendent sagement de recouvrir un lit. Elle les attrape d'une main vigoureuse et les jette plus qu'elle ne les pose, dans un grand sac plastique prévu à cet effet. Elle réserve le même sort aux taies d'oreillers et serviettes de bains.
Clara, elle, craintive des souvenirs, pose des doigts tremblants sur de vieilles robes.
« Je me souviens quand grand-mère portait ça…
Ah non ! tempête Mabelle. Tu n'y arriveras jamais si tu te fais une séquence nostalgie à chaque vêtement et objet. La maison est en vente, les papiers vont-être signés, il faut tout vider au plus vite. »
Clara se résigne à suivre les conseils de sa jumelle et elles eurent tôt fait de vider l'armoire.
« Ҫa y est, il ne reste rien, déclare Mabelle satisfaite. Je te laisse fermer la pièce tandis que je descends les sacs dans la voiture.
D'accord, je te rejoins. »
Clara passant une main sur son front brûlant pose son visage contre les carreaux froids de la fenêtre qu'elle a fermé.
Son regard se porte sur les quelques hectares du jardin où mimosas jaunes et pins se côtoient dans une ambiance printanière.
Une larme coule sur la joue de la jeune femme, plus jamais son regard ne se portera sur tout ça. Plus jamais de jour de l'an célébré en famille, désormais, il ne resterait que des "plus jamais".
Clara ferme la porte de la chambre, le cœur serré, avec l'envie de vomir sa tristesse qui la tenaille.
Elle descend une dernière fois les marches rouges de l'escalier posant sa main sur le bois de la rambarde.
Mabelle attend sa sœur devant la porte d'entrée.
« Ҫa va aller ?
Oui. »
La lourde porte claque derrière elle comme un cri déchirant, un aurevoir qui ne se finit pas.
Au loin, une balançoire grince faiblement, poussé par le vent.
Clara prend la main de sa sœur dans la sienne.
« Nous ne reviendrons plus, je n'arrive pas à réaliser et pourtant tout ça me manque déjà. »
Mabelle sourit, ne dit rien, mais presse sa jumelle contre elle et sent quelque chose qui la pique à travers la poche en coton de Clara.
« Qu'est-ce que c'est ?» demande-t-elle étonné.
Sa sœur sourit malicieusement et sort de son vêtement une petite broche en argent représentant une cigale.
« Elle était à grand-mère, sa mère lui avait offerte pour ses vingt et un ans.
Elle est un peu ternie, où l'as-tu trouvée ?
Au fond de l'armoire, sous une pile de linge.
Clara serre le bijou dans la paume de sa main.
C'est comme un dernier cadeau, une dernière réminiscence d'elle. »
Mabelle et Clara tournent alors le dos à la maison et se dirigent vers la petite Seat Marbella au coffre encombré de cartons.
« Je pense à une chose tout d'un coup, reprend Mabelle.
A quoi ?
Maintenant que nous avons vidées l'armoire, qui va la récupérer ?
Je n'en ai pas la moindre idée, je crois que Loïc la veut. S'il ne la prend pas, j'imagine qu'elle restera là. Peut-être que la nouvelle famille y enfermera à son tour des souvenirs.
Oui, peut-être. »
Et les deux sœurs quittent définitivement la vieille maison où leur grand-mère avait réussi à prodiguer tant d'amour autour d'elle ; elles ne laissent derrière elles, qu'une armoire vide…emplis cependant de souvenirs invisibles.
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Mai 2013
Clara se tient debout, les bras ballants, le visage empreint d'une douleur qu'elle tente vainement de contenir.
Face à elle, semblant régner sur la petite chambre, une armoire en chêne, brillante à force d'être cirée.
Une vague odeur de renfermée flotte dans la petite pièce. Clara ayant ouvert la fenêtre donnant sur les grands pins du parc, un air frais s'engouffre entre les meubles, rafraichissant le visage de la jeune femme.
La chambre n'a pour tout confort qu'un petit lit portant un édredon au motif fleuri avec en face, une table basse noire où divers bibelots portant une épaisse couche de poussière trônent.
Clara respire un grand coup, comme pour se donner du courage et tends une main blanche vers l'armoire qu'elle ouvre lentement.
La porte émet un grincement sinistre. Une odeur ancienne de cire se répand dans la pièce, enveloppant la jeune femme de lointains souvenirs.
Gamine, elle passait ses vacances d'été dans la grande maison familiale où sa grand-mère aimait à réunir ses petits-enfants.
Clara secoue la tête, chassant ses images qui la faisaient encore souffrir. Des boucles brunes auréolent alors son visage.
« Tu as finie ? » demande Mabelle se tenant dans l'encadrement de la porte.
Clara a un sourire triste à l'attention de sa jumelle.
« Pas du tout ; je n'ai même pas commencée.
Je vois. »
Mabelle s'approche de sa sœur et l'entoure de ses bras.
« Je vais t'aider, on ira plus vite et puis moi, la jeune femme balaye la pièce d'un geste de la main, tout ça ne me fais rien. »
Une fois de plus Clara admire le caractère de sœur donnant tout au présent alors qu'elle-même se complait à vivre dans le passé.
Chacune vit ce deuil d'une manière différente, les séparant un peu.
Mabelle s'avançe d'un pas décidé vers l'armoire ouverte et jette un regard perçant sur les draps blancs qui attendent sagement de recouvrir un lit. Elle les attrape d'une main vigoureuse et les jette plus qu'elle ne les pose, dans un grand sac plastique prévu à cet effet. Elle réserve le même sort aux taies d'oreillers et serviettes de bains.
Clara, elle, craintive des souvenirs, pose des doigts tremblants sur de vieilles robes.
« Je me souviens quand grand-mère portait ça…
Ah non ! tempête Mabelle. Tu n'y arriveras jamais si tu te fais une séquence nostalgie à chaque vêtement et objet. La maison est en vente, les papiers vont-être signés, il faut tout vider au plus vite. »
Clara se résigne à suivre les conseils de sa jumelle et elles eurent tôt fait de vider l'armoire.
« Ҫa y est, il ne reste rien, déclare Mabelle satisfaite. Je te laisse fermer la pièce tandis que je descends les sacs dans la voiture.
D'accord, je te rejoins. »
Clara passant une main sur son front brûlant pose son visage contre les carreaux froids de la fenêtre qu'elle a fermé.
Son regard se porte sur les quelques hectares du jardin où mimosas jaunes et pins se côtoient dans une ambiance printanière.
Une larme coule sur la joue de la jeune femme, plus jamais son regard ne se portera sur tout ça. Plus jamais de jour de l'an célébré en famille, désormais, il ne resterait que des "plus jamais".
Clara ferme la porte de la chambre, le cœur serré, avec l'envie de vomir sa tristesse qui la tenaille.
Elle descend une dernière fois les marches rouges de l'escalier posant sa main sur le bois de la rambarde.
Mabelle attend sa sœur devant la porte d'entrée.
« Ҫa va aller ?
Oui. »
La lourde porte claque derrière elle comme un cri déchirant, un aurevoir qui ne se finit pas.
Au loin, une balançoire grince faiblement, poussé par le vent.
Clara prend la main de sa sœur dans la sienne.
« Nous ne reviendrons plus, je n'arrive pas à réaliser et pourtant tout ça me manque déjà. »
Mabelle sourit, ne dit rien, mais presse sa jumelle contre elle et sent quelque chose qui la pique à travers la poche en coton de Clara.
« Qu'est-ce que c'est ?» demande-t-elle étonné.
Sa sœur sourit malicieusement et sort de son vêtement une petite broche en argent représentant une cigale.
« Elle était à grand-mère, sa mère lui avait offerte pour ses vingt et un ans.
Elle est un peu ternie, où l'as-tu trouvée ?
Au fond de l'armoire, sous une pile de linge.
Clara serre le bijou dans la paume de sa main.
C'est comme un dernier cadeau, une dernière réminiscence d'elle. »
Mabelle et Clara tournent alors le dos à la maison et se dirigent vers la petite Seat Marbella au coffre encombré de cartons.
« Je pense à une chose tout d'un coup, reprend Mabelle.
A quoi ?
Maintenant que nous avons vidées l'armoire, qui va la récupérer ?
Je n'en ai pas la moindre idée, je crois que Loïc la veut. S'il ne la prend pas, j'imagine qu'elle restera là. Peut-être que la nouvelle famille y enfermera à son tour des souvenirs.
Oui, peut-être. »
Et les deux sœurs quittent définitivement la vieille maison où leur grand-mère avait réussi à prodiguer tant d'amour autour d'elle ; elles ne laissent derrière elles, qu'une armoire vide…emplis cependant de souvenirs invisibles.
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