LA COLERE DE BERNARD

Mai 2013


Un voyage à Venise. Quel poncif ! Au début, vous étiez réticente. Vous auriez préféré une destination moins convenue. Mais il avait fait miroiter un voyage au second degré qui traverserait les lieux communs attachés à cette ville. Un au-delà des apparences. Et vous aviez accepté.

Vous vivez avec Bernard depuis maintenant trois années. Il est souvent drôle, presque toujours intelligent. Avec lui, vous avez le sentiment de vivre dans un tourbillon de fêtes, d’idées et de gens, ce qui vous fait du bien. Et même s’il ne s’est pas montré toujours très pointilleux sur les règles affectives en vigueur dans le couple occidental, vous êtes amoureuse de ce type.

En montant dans le train, à Paris, il est très gai Ah ! revivre l’expérience de Venise où il a déjà séjourné plusieurs fois – c’est un homme de la quarantaine – et faire découvrir la cité lacustre, à vous, jeune inexpérimentée de la vie malgré vos trente ans, c’est ce qui le met en joie, aussi.

Le lendemain matin, en gare de Milan, deux jeunes femmes s’installent en face de vous dans le compartiment.

Les romans européens sont remplis de ces rencontres dans un train avec des jeunes filles. Autrefois, accompagnées par une dame qui les chaperonnait, elles vont maintenant par deux et convergent, quoi qu’il arrive, vers Venise.

Souvent elles sont anglaises, mais là non, ce sont des Allemandes. Bernard, d’une humeur de plus en plus excellente – c’est Venise qui approche -  n’a aucun mal à les entreprendre, d’autant plus, ça tombe bien, qu’il parle la langue.

Est-ce que Goethe a raconté, dans ses romans, des histoires de jeunes filles rencontrées dans des trains vers Venise, vous vous le demandez en les entendant parler depuis bientôt plus de trois-quarts d’heure sans qu’aucun des trois ne se soit préoccupé de votre personne une seule seconde. Ah, c’est vrai, les trains n’existaient pas du temps de Goethe. Peut-être une bonne raison pour le lire.

Parfois, les jeunes femmes échangent des regards mi-amusés ; une connivence en réaction aux propos de Bernard qui monopolise de plus en plus la parole. Celle des deux, en face de lui, et à qui il s’adresse le plus souvent, s’est reculée peu à peu. Elle s’est redressée et se tient très droite dans l’angle de la fenêtre.

Et soudain, de toute sa hauteur, elle se tourne vers vous en souriant, et dans un français à peine coloré par un léger accent :

- « Vous savez quoi, votre copain, c’est un gros konnard. Si vous voulez un conseil, quittez-le aussi vite que possible.

Depuis une demi-heure, il m’explique à quel point il aurait du plaisir à se promener avec moi dans Venise pour me faire découvrir des endroits qu’il est le seul à connaître. Et puis un petit hôtel très pittoresque dans lequel on fait très bien l’amour, paraît-il !

Malheureusement, il a un boulet avec lui. »

Elle s’adresse à la seconde :

- Ulrika, je n’ai pas rêvé, il a bien dit eisenkugel.

L’air navré, l’autre apporte sa confirmation.

- Ya, eisenkugel ! Un boulet, un boulet de forçat, vous comprenez ?

Et elle entoure son pied avec les mains. Son accent à elle est beaucoup plus prononcé.

- Quand même, il compte bien venir me retrouver le plus souvent possible. Est-ce qu’il a l’intention de vous enchaîner quelque part ou alors il faudra vous rechercher au fond du Grand Canal où il vous aura jetée. Je ne sais pas. Mais soyez prudente.

Depuis quelques années, ils ont fleuri, ce genre des machos cultivés. Non seulement, ils ont un sexe, mais en plus un cerveau qui va avec. C’est une sorte de cervelle fortement membrée dont ils se croient auréolés et qui est supposée les rendre irrésistibles. Voilà pourquoi ils nous proposent de baiser après deux minutes de conversation.

Est-ce que ça peut vous rassurer, on a les mêmes à la maison, n’est-ce pas Ulrika ?

Ulrika acquiesce. Elle lève les mains en les croisant, paumes ouvertes vers l’extérieur, et les décroise, et ce, plusieurs fois de suite. En même temps, son visage exprime un certain dépit.

- Les mêmes, exactement, les mêmes.

Vous notez qu’Ulrika aime joindre le geste à la parole alors que sa compagne de voyage est beaucoup plus hiératique.

- Le vôtre, il est vraiment (pour la première fois, elle cherche un mot)  archétypal. Rien de plus. Un modèle du genre. On pourrait lui poser la question : Mais qu’est-ce que l’une à de plus que l’autre ? Mais en fait on ne va pas l’interroger parce qu’on s’en fout de sa réponse.

La seule chose importante : c’est un gros Konnard, comme on dit chez nous.

Un silence étrange règne après cette diatribe.

Ulrika contemple, très fière, son amie ; elle a réussi à en épingler un. Une prise sur le vif qui console en une seule fois de bien des désillusions et d’autant d’humiliations.

Un rapide coup d’œil, moqueur, pour Bernard, et elle se tourne vers vous, tendre et compatissante. D’ailleurs les deux expriment maintenant ces sentiments-là vers vous.

Vous sentez que votre tour est venu de prendre la parole.

- C’est génial comme vous parlez bien français. Très surprenant. Et vous Ulrika… Pareil. Toi aussi, Bernard, tu es surpris, pas vrai !

Avant de murmurer « Mais peu importe… peut-être… ». Vous le dévisagez. D’un teint naturellement livide, difficile de dire s’il a blêmi. Il est clair que si cette francophonie inopinée est bien la cause de ses soucis, c’est à ses conséquences qu’il doit surtout faire face. Il occupe moins d’espace, il a diminué de volume. Il s’est tassé sur lui-même, tout simplement, avec la paupière basse et une colère rentrée dont on devine qu’elle va exploser dans quelques instants.

 En route vers Venise, il devait se voir grand libertin avec des mentors comme Don Juan ou Casanova, mais si sa situation n’est pas sans évoquer, en moins comique, la scène fameuse où le héros de Molière se retrouve coincé entre  Charlotte et Mathurine, votre grand seigneur est bel et bien démasqué prématurément. Ses grands desseins ont volé en éclats et il se retrouve plus bas que terre quand il  pensait évoluer, en compagnie de ses maîtres, dans les sphères éthérés  où règnent les esprits supérieurs. C’est à dire ceux qui ont osé transgresser cette loi qui veut qu’on traite, ne serait-ce qu’en apparence, sur un pied d’égalité l’autre évoluant dans son périmètre d’existence. De là-haut, le monde commun leur appartient. C’est excitant c’est exaltant.

Seulement, si tu échoues à transgresser, tu régresses illico, et à cette loi, Bernard n’échappe pas. Le monde ne s’est pas plié à ses désirs, voilà qu’il se métamorphose sous vos yeux, en petit garçon puni et colérique. Et là, ça aurait pu être comique. La suite va vous montrer que non.

Il se lève d’un bond, en passant devant vous, écrase votre cheville qui se tord, lance son poing dans le miroir derrière votre tête. Celui-ci, autour du point d’impact s’étoile en cinq branches. Ce qui provoque trois cris de frayeur dont un prend une forme plus articulée :

- Mein Gott, il est cinglé, ce type !

Lui-même, surpris par la violence de son coup et craignant de s’être blessé, a un mouvement de recul et son coude vient heurter votre œil droit qui se trouvait à proximité. Nouvelles frayeurs, nouveaux cris. Enfin, il sort pour prendre de l’air qui lui manquait cruellement à l’intérieur de ce compartiment. Mais vous, joignant le geste à la douleur, d’une main vous tenez votre cheville et de l’autre votre œil droit. Les jeunes Allemandes s’affairent autour de vous.

L’oeil noircira ; votre cheville gonflera et sera douloureuse des jours et des jours, mais à Venise, à quoi bon marcher, il y a les gondoles, n’est-ce pas pour ne pas souffrir.
Cette aventure ferroviaire pourrait s’arrêter sur cette fin en forme de pirouette. Mais une suite vraiment conclusive impose sa nécessité

Bien des mois plus tard, Bernard vous invite à  dîner. Il vit avec une nouvelle jeune femme. Un peu pour voir tout ce que cela devient, vous acceptez.

Vous êtes tous les trois. Rapidement, il entre avec vous dans un jeu de séduction. Sa façon, sans doute, bien à lui, de chercher un pardon. Ce qu’il avait abaissé il peut maintenant le relever par un mouvement de balancier, au gré de sa fantaisie. Une drague ouverte où, vous aussi, méritez d’être désirée au dépens d’une autre. Celle-ci, d’ailleurs, au fil de la soirée se décompose peu à peu. Vous n’avez pas eu le courage, à un moment donné, de la regarder dans les yeux, et tout en souriant de lui dire : « Tu sais quoi, ton copain… » ou bien avez-vous pensé, non sans lassitude : « Peu importe, c’est écrit en gros sur son visage. »


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