LA PEUR DE L'AUTRE

Sylvain Prévost
Avril 2013


Je m’appelle Axelle de Fromont, j’ai 14 ans et j’habite la belle ville d’Orléans. Je prépare le brevet des collèges à la fin de l’année et j’ai la chance d’être aidée par Charles et Albin, mes deux grands frères que j’adore. Mon père fait de la politique tout en étant associé dans un important cabinet d’avocats et ma mère a choisi de ne pas travailler pour nous élever, mes frères et moi. Aujourd’hui, nous sommes à Paris avec toute ma famille pour manifester contre le mariage pour tous. Cette manifestation, ma mère la prépare de longue date, ça l’occupe même tous les jours depuis au moins six mois. Savez-vous que ma mère, Sophie de Fromont, est une célébrité ? Vous pouvez la voir tous les jours à la télé, c’est la porte parole du mouvement Enfance en France qui réunit les personnes de bonne famille autour des valeurs traditionnelles du mariage. J’admire ma mère pour son dévouement à cette cause et l’énergie qu’elle déploie pour imposer ses idées même si parfois je ne suis pas d’accord avec elle. Enfin pour être honnête, je devrais plutôt dire que je ne me sens pas concernée. D’ailleurs, avec mes copines, on ne parle pas de ces sujets là. Savez-vous que dans la famille, on m’appelle la Rebelle ? Car il faut bien l’admettre, je suis un brin effrontée quand je m’y mets ! Tenez par exemple, je n’ai que 14 ans et j’ai déjà un petit ami officiel qui prépare le concours de médecine. Je suis fière de dire à mes parent que je sors avec Benoît et j’aime entretenir le mystère autour de ma virginité car je sais que ça les angoisse. Mais au fond de moi-même, je ne me sens pas prête pour coucher avec ce garçon plus âgé que moi. Je me demande même si je suis attirée par lui pour tout vous dire. Pourtant l’autre jour, nous sommes passés à un doigt de ce que j’aurais pu appeler un dérapage : j’étais allongée sur le canapé, la tête calée entre les cuisses de Benoît lorsque j’ai senti monter en lui une certaine agitation. Je n’ai pas compris tout de suite mais lorsque j’ai ouvert les yeux, Benoît était en train de défaire la ceinture de son jean. Je préfère ne pas vous raconter la suite, j’ai un peu honte... Je n’ai parlé de tout ceci à personne, même pas à ma meilleure amie Sarah. Pour changer de sujet, j’aime ma vie à Orléans même si je consacre la plupart de mon temps à préparer ce satané brevet. Je fais souvent du shopping à Paris avec Sarah, il m’arrive même de lui acheter des fringues car elle n’a pas beaucoup d’argent, la pauvre. A chaque fois, elle me dit qu’elle me remboursera mais moi je ne veux pas, j’ai besoin de savoir qu’elle peut compter sur moi et c’est comme cela que fonctionne notre amitié, de toute façon. Depuis quelques temps, j’ai l’impression que Sarah prend ses distances. Cela me chagrine, je n’arrive pas à savoir ce qui se passe dans sa tête. Souvent elle me regarde fixement, elle pense que je ne m’en aperçois pas mais moi je ne vois que ça. Je me dis qu’elle doit m’envier car mes parents ont beaucoup d’argent .Peut-être me perçoit-elle un peu comme une extra-terrestre ? Je dois la voir aujourd’hui Sarah, à la manif pour tous, je lui dirai qu’elle n’a pas à se sentir inférieure du fait de ses origines modestes. Enfin, si je la vois car je sens bien qu’elle n’a pas envie d’aller à cette manif. Je ne sais même pas ce qu’elle pense de ces histoires de mariage gay, je crois qu’elle s’en fiche. Moi aussi au fond mais c’est quand même important d’être dans la rue pour donner une bonne image de la France, comme le dit maman. Bref, j’attends le texto de Sarah pour savoir où on se retrouve car avec tout ce monde place de l’Etoile, on ne risque pas de se croiser par hasard.

Vous verriez ma mère, vous la prendriez pour une hystérique. Elle est littéralement déchaînée aujourd’hui ! Elle et ses amies dansent devant les caméras de télé qui défilent, on dirait qu’elles sont entrées dans une sorte de transe. La place est noire de monde ou plutôt devrais-je dire blanche de monde car on ne voit pas beaucoup d’étrangers dans cette manif. Mes frères peinent à déplier la banderole qu’ils ont fabriquée hier. Je crois qu’ils ont écrit dessus quelque chose comme : un papa, une maman, on veut des enfants bio. Pour moi, le bio ça me fait penser aux tomates que maman achète au marché et je ne vois pas trop le rapport avec les enfants mais je me dis que ce rapport doit bien exister puisque j’ai des frères très intelligents (Charles fait HEC). Il faut que je vous dise, il y a des CRS de partout et l’accès aux Champs Elysées est bloqué, ce qui rend maman folle de rage. Elle n’aime pas trop les contraintes, ma mère. Des personnalités politiques sont venus à côté de nous pour saluer mon père. Il y a le célèbre avocat Gilbert Connard, je crois que c’est comme ça qu’il s’appelle. Le pauvre, il n’a pas de chance, quand même ! En tout cas, la foule me fait peur, je me sens très fatiguée et j’aurais envie de m’asseoir mais il n’y a pas de banc et de toute façon il y a trop de monde. Je crois que je suis un peu claustrophobe. J’entends ma mère insulter des CRS et tenter de forcer le passage. Je ne comprends pas l’attitude de maman qui donne maintenant des coups de pied dans les boucliers que brandissent les CRS. Maintenant, tout le monde nous regarde et moi j’ai vraiment envie d’être ailleurs. Moi qui ai toujours grandi à l’abri de toute forme de violence, j’ai l’impression d’être tétanisée par la peur et la honte. J’ai le sentiment que les choses vont dégénérer et je sens mon cœur battre très fort, mes forces me lâcher peu à peu. Je regarde machinalement mon portable et je m’aperçois que le réseau ne passe pas. J’ai un pincement au cœur en pensant à Sarah qui doit me chercher de partout. J’ai tellement envie de la voir, si vous saviez. Soudain, j’entends des cris et je sursaute. Autour de moi, je vois des bouches grandes ouvertes : un groupe de personnes au crâne rasé scandent des slogans pas très sympa pour les homosexuels. Le groupe est bien coordonné, j’ai l’impression que tout le monde hurle à l’unisson. Je vois des pierres voler au-dessus de ma tête et de la fumée sortir du cordon de CRS. Je crie moi aussi car je ne comprends pas ce qui se passe, j’ai l’impression d’être dans un pays inconnu au beau milieu d’une guerre civile. Les images que j’ai vues au JT l’autre jour crépitent dans ma tête comme des flashes. C’était un reportage sur le Printemps Arabe en Tunisie, je crois. Autour de moi, les visages sont haineux et hostiles, j’ai l’impression d’être entourée d’étrangers. Instinctivement, je pense à protéger mon sac Louis Vuitton mais c’est à ce moment précis que quelqu’un me bouscule violemment et en une seconde je me retrouve par terre. Je ne comprends pas ce qui m’arrive, je me mets à pleurer sans pouvoir m’arrêter. Autour de moi, c’est le chaos, plusieurs personnes me piétinent sans même me voir et les cris s’intensifient. Devant mes yeux, je devine les mocassins de mon frère Albin qui passe devant moi sans me voir. Quelqu’un me donne un violent coup de pied dans les hanches. Je me recroqueville sur moi-même et porte mes mains à mon visage pour me protéger mais je sens comme des milliers de gravillons qui m’écorchent la peau. Mon visage ruissèle de sang et de larmes et les bombes lacrymogènes me brûlent les yeux. Je hurle mais l’angoisse m’étrangle la gorge. Soudain, la foule se disperse. Je regarde en direction des CRS et derrière les nombreuses caméras, je crois apercevoir ma mère avec des menottes aux poignets, en train de s’agiter dans tous les sens. Un peu plus loin, par terre, git Christine Boudin, victime d’un malaise. Encore une qui n’a pas de chance... Alors que je tente péniblement de me relever, quelqu’un m’agrippe le bras et me tire vers le haut. En une fraction de seconde je me retrouve sans le vouloir dans les bras de la personne qui m’a aidé à me relever et je pleure longuement jusqu’à ce que je sente une main me caresser les cheveux. Immédiatement, je me recule et je vois Sarah qui me sourit. Et soudain, le temps s’arrête et la foule hostile devient une sorte de tourbillon rose et mon cœur se met à battre à tout rompre. Je souris à mon tour et, comme dans un film qu’on aurait mis en avance rapide, nos visages se retrouvent à quelques centimètres l’une de l’autre. Je sens le souffle chaud de Sarah et son parfum aussi qui me transporte instantanément loin de cet enfer. Et, le temps d’un battement de paupière, nos deux lèvres ne font qu’une, nos langues commencent un tango fou au rythme de mes larmes qui deviennent rivière. Soudain, la réalité vient comme un tsunami se fracasser contre ma conscience et lorsque j’ouvre les yeux, je croise le regard apeuré de ma mère qui me dévisage comme si j’étais une étrangère.


2 commentaires:

  1. Absolument magnifique, dommage que j'ai raté le vote :/ +1

    Bien écrit, sensé, et d'actualité ^^

    Petit bémol: Je trouve,mais tout est relatif, que 16 ans c'est un peu âgé par rapport au regard que porte la narratrice, j'aurais donné 14 grand maximum.

    En tout cas, bravo!

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  2. Effectivement, 14 ans est sans doute un âge plus approprié, je modifierai mon texte. Merci beaucoup pour les encouragements :)

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