Lalie par Sélhèn Omblait




Ce texte est arrivé en tête du concours "Une rencontre" !


6h19- Lalie attend sur le quai de la gare. Une petite gare de province, un bâtiment gris de forme rectangulaire, en pierre taillée, un auvent de tuiles usées sous lequel deux bancs en fonte massive ont été installés, quatre voies. En face, un abri plus récent.
On se croirait dans « Quai des Brumes » ce matin ! Un brouillard épais jette un voile glacé sur le décor déjà sinistre des lieux : les contours de la grosse horloge ont disparu, seules les aiguilles phosporescentes déchirent l’espace comme si elles y étaient mystérieusement suspendues. Quatre lampadaires projettent faiblement au sol un faisceau de lumière blafarde et, à quelques mètres, les voies se perdent dans un épais rideau blanchâtre que les yeux globuleux de l’éclairage n’arrivent pas à transpercer.
Lalie frissonne , assise seule sur un banc, son cartable entre les pieds . Elle a treize ans. Elle s’entoure de ses bras, se serre fort, se recroqueville pour ne pas se laisser pénétrer par l’humidité ; elle baisse la tête, hors de portée de tout ce qui l’entoure. Des larmes de froid, peut-être, perlent puis roulent sur ses joues ; elles sont chaudes, ça lui fait du bien, ça la soulage, qu’importe ! Elle attend. Elle songe aux trajets en car qu’elle effectuait avec les copains et les copines, tous les matins, pour aller au collège, il y a peu de temps mais c’est si loin pourtant, il s’est passé tant de choses depuis…Maintenant elle doit prendre le train, seule, pour rejoindre cette école -disons-disciplinaire, qui accueille de jour , des enfants comme elle, difficiles et qui ont fait des bêtises…
Seule, non, elle ne l’est pas vraiment. Malgré sa frustration, elle s’est habituée, pense-t-elle, à ne plus rire avec les autres enfants, à ne plus sentir l’odeur des jeans rapés, des cheveux encore mouillés, des cartables, des cahiers, de la vraie école ; à ne plus entendre les sonneries des téléphones portables : interdit ! Elle s’est habituée à ne plus parler, à présent elle se contente de regarder, avant elle vivait. Au début, elle s’est sentie comme une fleur arrachée de son massif ou un chardon plutôt…



6h24- Sur le quai de la petite gare de M., aucun enfant, aucun collégien, aucun lycéen : ici tout le monde prend le car sauf Lalie…Mais c’est sa faute s’ils ne veulent plus d’elle.
Alors Lalie reconnaît les habitués du quai, même enveloppés dans leur manteau de brûme.
La vieille dame, soixante ans peut-être, mince et chic avec ses talons hauts, son chignon décoloré blond platine et son sac Vuitton, elle ne descend pas à S., elle continue certainement jusqu’à Paris, c’est une femme d’affaires , pense Lalie. Le monsieur sérieux en costume gris de coupe élégante, il porte un chapeau, il a jeté son pardessus sur ses épaules et serre contre lui une sacoche en cuir noir assortie à ses chaussures parfaitement cirées. Lalie sait qu’elle contient son ordinateur portable ; dans le train, face à elle il le posera sur la tablette et surfera pendant le trajet. Lalie descend avant lui, elle ne sait pas où il va mais sûrement à Paris lui aussi. La jeune fille l’imagine dans son bureau en haut d’une tour . Il y a le jeune couple ordinaire, vêtu simplement, qui transporte des sacs à dos en toile beige, mais que contiennent-ils ? L’homme et la femme restent côte à côte, ils ne se regardent pas, ne se parlent pas, ils ont l’air tristes. Est ce qu’ils s’aiment ? Ils descendent toujours à S. comme Lalie et ils se dépêchent de quitter la gare. Il y a aussi cet homme sans âge, il ne porte rien, ni manteau, ni sac ; si on demandait à Lalie, elle dirait qu’il vient de nulle part et va nulle part. Oh ! Il paraît négligé, mal rasé, mal peigné, son pull over gris usé pendouille sur un pantalon pas très net qui godille sur ses baskets éculées. Quand il passe près de Lalie pour s’asseoir en face d’elle, il ne sent pas la rose. Il sort un livre de la poche arrière de son pantalon et se plonge dans la lecture pendant tout le trajet. Lalie voit ses mains sales sur la couverture et lit les titres : ce ne sont jamais les mêmes, ça la distrait. Elle n’a pas peur de lui contrairement aux autres voyageurs qui le regardent avec méfiance. Elle a cherché à la bibliothèque des exemplaires de ce qu’il lit et s’est mise elle aussi à leur lecture, en secret. Pour voir. C’est drôle, ils ont dû lire une pile d’ouvrages en commun mais l’homme n’en sait rien ! Ils ne se sont jamais adressé la parole. Lalie l’observe en silence, bercée par le ronronnement du train : il ne lève jamais la tête. Mais Lalie l’aime bien avec sa saleté et ses livres tout cornés. Elle n’avait jamais autant lu ! Elle n’aimait pas lire…avant.



6h29- Le train arrive en gare comme une bourrasque, plaquant la brume sur les peaux blèmes et s’engouffrant insidieusement dans les vêtements. Lalie se lève de son banc, serre sa chèche autour de son cou, emprisonne ses cheveux blonds dessous. Elle monte dans le compartiment où se retrouvent les habitués. Elle s’assoit. Elle attend. Le train démarre. Elle attend. Le train prend de la vitesse. Elle attend. Lentement, elle lève les yeux . Ils sont là, le Monsieur à l’ordinateur, le couple triste, la dame chic…mais pas « son » lecteur. Lalie se sent déçue, elle en éprouve même de la tristesse, c’est drôle ! Elle scrute la place vide devant elle. Instinctivement, elle sait qu’il ne reviendra plus. Pourquoi ? Ses yeux s’embuent de larmes ; ça pique, ça fait mal. Soudain, elle s’aperçoit qu’un livre est resté sur le siège ; un voyageur l’a oublié… Lalie le prend : il n’est pas neuf, corné, il ne sent pas bon…Elle lit « A la recherche du temps perdu ». Elle comprend. Elle l’ouvre, quelqu’un a écrit sur la première page « Pour Lalie ».
Lalie referme le livre et le serre sur son cœur. Elle sourit, elle est vivante.
Le train file à une allure vertigineuse.


3 commentaires:

  1. Très jolie histoire :) J'ai souvent "libéré" des livres dans les trains et j'espère qu'ils auront fait le bonheur de certain(e)s !

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  2. Beaucoup d'émotion dans cette nouvelle, j'ai adoré!

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