L'AMOUR A CONTRETEMPS

Par Sylvain Prévost


La douceur généreuse du soleil caressait la peau dorée de Marina et le temps s’était comme suspendu en ce dimanche 15 mars 2020. Il flottait une légère odeur de coco sur la place des Vosges étonnamment déserte, même les galeristes et les cafés chics semblaient avoir pris des vacances. Allongés sur l’herbe fraîchement tondue, Ivan et Grégory se regardaient d’un oeil complice et paraissaient subjugués par l’éclatant sourire de leur colocataire dont les écouteurs diffusaient en sourdine Les quatre saisons de Vivaldi. Marina rayonnait de toute sa jeunesse et ses formes pulpeuses étaient comme la promesse d’une invitation au voyage dans les vallées ibériques de son enfance. Elle se tourna discrètement sur le côté, les yeux rivés sur l’écran de son smartphone à contempler une photo qu’elle avait prise à la dérobée quelques instants auparavant. Le cliché en noir et blanc aurait pu être l’affiche d’un film avec comme acteurs principaux un jeune homme d’une beauté timide fixant avec toute l’intensité de ses yeux noirs un autre jeune homme paupières closes dont la chevelure blonde incroyablement généreuse était baignée par le soleil. C’était exactement comme cela qu’elle l’aimait.


Ils s’arrêtèrent brièvement devant l’entrée du BHV le temps de dire merde à Ivan qui filait déjà dans le métro Hôtel de Ville de peur d’être en retard à son prochain casting. 

  • J’espère qu’il sera pris, il chante tellement bien Ivan… On va prendre un verre ? Je t’invite pour fêter nos un an de colocation !

  • Cool, le Little Red Door ? Je suis assoiffée aussi. Et il faut que je te parle d’un truc...

Traversant le Marais rue Vieille du Temple, les deux colocataires riaient en partageant les derniers potins parisiens. Marina avait mis sa plus belle robe comme pour rendre hommage au printemps venu en avance et avec lui l’espoir des jours heureux. Le regard intense du jeune Grégory passait d’un passant à l’autre accompagné d’un bonjour timide à chaque rencontre. C’était leur jeu favori, dire bonjour aux inconnus qui passent. Ils s’assirent à la terrasse du Little Red Door et se dirent bonjour mutuellement en attendant leur mojito avant d’exploser de rire. 

  • Tiens regarde la fille là-bas, trop belle… Je lui donne un 9

  • Oui j’avoue elle est pas mal. Pourquoi tu lui dis pas bonjour ?

  • Parce que je suis un mec timide et tu le sais !

  • Oui et c’est ce qui fait ton charme d’ailleurs. Et moi au fait, tu me donnes combien ?

  • Ah mais tu es hors catégorie ma chérie, tu es ma colocataire préférée ! Et la meilleure violoniste du monde !

Elle sourit, rougit puis détourna les yeux en écrasant au fond de son verre les feuilles de menthe. Elle prit une longue inspiration puis regarda son colocataire droit dans les yeux.

  • Ecoute, faut que je te dise quelque chose…

  • Ouais, moi aussi mais tu me diras ça dans 5 minutes car là faut que j’aille aux toilettes. Tiens, regarde ça en attendant, tu vas adorer ! 

Elle soupira alors qu’elle le regardait disparaître dans le bar en chantonnant puis elle fixa l’écran du portable qu’il venait de lui tendre. Elle reconnut dès les premières notes l’acte 1 de la Flûte Enchantée de Mozart : Tamino, revêtu d’un splendide habit de chasse japonais, descend d’un rocher à droite, il tient un arc mais n’a pas de flèche ; un serpent le poursuit. Ensuite les 3 Dames… Elle connaissait cet opéra par coeur. Alors qu’elle allait éteindre le portable, les trois notes d’une sonnerie retentirent et un message vint s’afficher dans une bannière. Elle ne put s’empêcher de lire et son coeur se brisa net.


Je suis pris ! Je t’aime tellement…


Paris, le 16 mars 2020


Françaises, français, nous sommes en guerre… Cela signifie que les regroupements extérieurs, les réunions familiales ou amicales ne seront plus permises. Se promener, retrouver ses amis dans le parc, dans la rue, ne sera plus possible. Il s'agit de limiter au maximum ces contacts au-delà du foyer… Nous sommes en guerre… 


Alors qu’ils prenaient un énième café dans la cuisine, Ivan et Grégory entendirent un bruit de clé dans la serrure. 

  • Putain Marina mais tu étais passée où ? Quand je suis revenu à la terrasse du bar tu étais partie ! On a grave flippé… 

  • Faut pas vous inquiéter pour moi les garçons, j’avais des choses à mettre au clair.

Elle posa son sac sur la table, sortit un paquet de Gauloises blondes et un briquet.

  • C’est quoi ce délire, tu t’es remise à fumer ? 

  • Je vais tout vous raconter, je vous rejoins dans le salon le temps de me faire un thé et de fumer une clope. Allez, hop, au salon les garçons ! Je refais du café.


… Garder le calme dans ce contexte. J'ai vu, ces dernières heures, des phénomènes de panique en tout sens. Nous devons tous avoir l'esprit de responsabilité. Il ne faut pas que les fausses informations circulent à tout va. En restant chez vous, occupez-vous des proches qui sont dans votre appartement, dans votre maison.


Elle éteignit la télévision, s’assura que ses deux colocataires étaient bien dans le salon, ferma à double tour la porte d’entrée puis se dirigea vers la gazinière. Elle ouvrit le gaz à fond avant de s’asseoir, les yeux rivés sur le briquet qu’elle venait d’acheter.

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