Le Grenier - Version 1


Avant-propos

Le grenier est né, un mardi soir, avec quelques amis, et une bonne bouteille de vin, à parler de nos vies, et de nos plumes. Une idée de partage, un point de départ. Sans savoir ce que c'était pour donner. Juste comme ça. Prendre des personnages, des gens ordinaires, sur 100 ans, peut-être plus, et les asseoir à une même table, vus par nos yeux de maintenant. Comme des pièces d'un gigantesque puzzle.

Le grenier, c'est un coffre où nous vous invitons à venir découvrir des trésors. Le grenier… Le grenier, c'est un endroit magique, où nous pouvons être des enfants qui jouent à la marelle, des soldats morts au combat, des mères de famille, des curés aussi… Le grenier c'est, sous la poussière, la vie des gens ordinaires, des gens de chez nous… Initialement, le Grenier est né au Québec. Mais, au bout du compte, le monde est bien petit, et nos « parlures », pas si différentes au bout du compte.


Le grenier- Chapitre I

Par Patricia-Louise Jetté


La mère était morte. Oh! Cela n'avait pas été une bien grande surprise. Elle était vieille, et même si elle était "faite forte", comme disaient les gens du village, cent ans, c'est un âge très vénérable, après tout. Elle était morte doucement, dans son sommeil. Chacun s'accordait à dire que c'était une bénédiction. Elle était tellement fière et orgueilleuse, qu'elle aurait rendu, par ses colères et ses jérémiades, la vie infernale à ceux qui auraient dû en prendre soin. Mais le Bon Dieu avait eu pitié.

Elle avait eu son lot d'enfants. Huit en tout. Et de petits enfants, d'arrière-petits-enfants, et même d'arrière-arrière-petits-enfants. Avec elle, pour le Noël dernier, ils avaient été près de 108 personnes à s'entasser dans la grande maison, où elle était née et qu'elle entretenait encore seule. Droite comme un i, elle avait accueilli tout son monde, elle, "la mère"... Personne n'aurait pu dire, à voir son visage à la peau si blanche et si transparente, tous les émois, les joies, parfois divines, parfois amères, les pleurs, la rage et le désespoir qui l'avaient si souvent visitée.

Elle était riche, disait-on, sans trop savoir si c'était par le nombre des années, ou par un hypothétique trésor qu'elle aurait dissimulé. Elle avait "du bien", ça, c'était sûr. La maison, en tout cas, et aussi d'autre chose, mais personne ne savait au juste quoi. La rumeur la transformait tour à tour en une avare qui avait bourré son matelas de dollars, en pauvresse qui était incapable de ne rien garder, et que la famille devait entretenir, ou en maîtresse femme, qui gérait avec adresse son pécule, et celui de ses enfants octogénaires.

De ses huit enfants, cinq étaient encore en vie. C'était dans la famille, la longévité. Mais les cinq, sauf Adrienne, étaient en "maison de vieux", placés là par leurs enfants. Adrienne, elle, était toujours restée avec maman, après le décès de son fiancé, alors qu'elle avait tout juste vingt ans. Mais Adrienne était sourde. Ou elle faisait semblant. On ne savait pas trop. Elle avait de qui tenir, murmurait-on.

Pour le testament, le notaire avait dû louer une salle, pour qu’ils soient tous présents. Elle avait laissé la maison à Jocelyn, un arrière-arrière-petit-fils artisan qui en rêvait. À condition qu'il y accueille qui en aurait besoin, et qu'il lui redonne son lustre d'antan. Les porcelaines, elles, avaient été léguées à Roberte, sa petite-fille, qui les avait toujours collectionnées. La dentelle, à Fanny, la seule petite-nièce qui était encore en vie. Et les meubles, la vaisselle, et l'argenterie... tout, morceau par morceau. Elle n'avait oublié personne, et avait même laissé, tracée de sa belle écriture élégante, un petit mot sur son beau vélin, celui qu'elle faisait faire pour les lettres qu'elle n'avait jamais cessé d'écrire.

La mère était morte. Et Jocelyn, les clés de fer forgé dans la main, regardait l'immense maison avec des étoiles dans les yeux. Adrienne resterait, bien sûr. Et Jasmine, sa fille allait l'aider. De toute façon, elle avait interrompu son cours d'histoire de l’art pour une année, désirant faire le point sur son avenir, et choisir entre enseigner, ou travailler dans un musée.

Ils n'avaient jamais vécu là. Ils en avaient seulement rêvé. Et même si la mère était morte, ils croyaient parfois la voir passer dans le corridor, du coin de l'œil, ou encore entendre le froufrou de ses longues jupes.

Jasmine, en jeans troués qui auraient fait sourciller la mère, décida que cette maison de deux étages et demi méritait d'être explorée. Aussi, elle trouva, dans le corridor du deuxième étage, une trappe menant au grenier, et armée d'un bloc, d'un stylo et d'une torche, elle s'y introduisit avec l'intention de faire l'inventaire.

Le grenier ressemblait à un décor de film. Une lucarne ronde permettait à une lumière fantomatique de s'y glisser. La poussière, déposée là par un ou deux siècles d'oubli, semblait-il, voletait doucement dans la raie de lumière, créant un étrange ballet argenté. Jasmine se mit à tousser, et se reprocha de n'avoir pas pris la pompe anti-allergène prescrite par son médecin dans une atmosphère qui, elle aurait dû s'en douter, réveillerait son asthme rebelle. Mais, comme la mère, elle était orgueilleuse, et décida de ne pas s'en préoccuper. Enfin, de simplement bouger plus lentement, afin d'éviter de faire lever des nuages de poussière.

Jasmine déposa la lampe torchère sur ce qui ressemblait à une boîte de fruits comme on en retrouvait sur les marchés. Le bois branlant céda sous le poids de la lampe, et un brouillard épais se leva... Jasmine se mit à rouspéter... Il lui faudrait redescendre chercher sa pompe, sinon, elle allait étouffer... Lorsqu'elle se pencha pour récupérer la lampe, elle aperçut une boîte de carton... on aurait dit une ancienne boîte de chocolats... Des papiers en dépassaient, des bouts de rubans... Sans réfléchir, elle ramassa le tout, se le fourra sous le bras, et redescendit dans la cuisine, pressée de se débarbouiller le visage, et de s'éloigner de toute cette poussière...

Regardant la boîte mystérieuse, Jasmine eut l’impression qu’il y avait là, un peu de son aïeule, ou, à tout le moins, un peu de l’histoire qui coulait dans ses veines… un peu de sa famille, quoi. Elle se prépara un grand café bien tassé, et, installée à la table où « la mère » prenait son petit-déjeuner, elle installa la boîte devant elle et l’ouvrit délicatement. Sur le dessus d’un assemblage hétéroclite, elle prit une lettre écrite d’une main maladroite. Elle avait l’impression d’écouter aux portes lorsqu’elle se mit à lire…



Le grenier- Chapitre II

Par Gilles Rigaud




En buvant son café, Jasmine réfléchissait. Une lettre de la grand-mère qu’a priori personne n’avait lue dans la famille était tout ce qu’elle désirait. Avant de se laver au gant de toilette, nue, frissonnante devant la vieille glace ébréchée de la salle de bain aux lambris sombres, elle avait vite fait fouillé dans le carton qui contenait la boite. Ce qu’elle y avait trouvé avait excité sa curiosité, en plus des pages du message de l’aïeule, elle y avait trouvé plié, ce qu’elle identifia comme une pièce de soierie qui lui parut orientale. Que venait faire dans cette boite ce délicat tissu rouge aux fines arabesques brodées ?

Elle le déplia délicatement, l’étala sur le vinyle jaune qui recouvrait la table de bois de la cuisine. Depuis la salle de bain, la jeune femme avait froid. Avant de se mettre à lire, elle décida d’allumer un feu dans l’imposante cuisinière à bois adossée au mur de grosses pierres. La grand-mère était organisée, un tas de buches de la bonne taille n’attendait qu’à être consumé.

Elle jaugea la dizaine de pages couvertes d’une écriture fine et serrée pendant que les craquements de la fonte réchauffaient l’atmosphère autour d’elle. Quand elle sentit dans ses reins la chaleur entrer en elle, elle lut.


Saint-Eloi, 1976

Alors que j’arrive à la cinquantaine, je suis prise par le désir d’écrire. Je sais que si je meurs, on parlera de moi, de ce qui m’est arrivé quand j’avais dix-neuf ans, de ma disparition, de ma fugue, de mon excentricité, de mes « aventures ». J’ai toute ma vie gardée secrète la vérité sur ces évènements, mais il m’apparaît aujourd’hui que les années passent, que les femmes et les filles des nouvelles générations ne me jugeront pas comme celles du passé qui m’ont fait tant de mal.

Tout a commencé ici, à la Fourmière. Cette année-là, les émeutes ouvrières avaient secoué le pays, l’armée avait tiré sur les travailleuses des fileteries de Lyon. Dans le nord, la sidérurgie tournait au ralenti, paralysée par les grèves syndicales. Le gouvernement avait changé, il était en butte aux communistes, mais on parlait de congés payés et de temps de travail dans les usines, de week-end aussi pour la première fois. On s’était battu dans les rues de Paris.

Nous, nous étions à la campagne et la saison des foins allait commencer. Pour pallier le manque d’ouvriers agricoles, notre père nous avait à tous demandé d’aider aux champs nos divers métayers. Avec mon frère Paul, nous courrions à cheval la contrée, de champs en greniers, pour coordonner les différentes équipes, leur amener ravitaillements et outils, passer ordres et recommandations.

C’est un après-midi de juillet que mon destin a basculé. Il faisait une chaleur de plomb quand un commis de ferme arriva à la maison pour signaler un accident de fauchage. Un jeune homme du village s’était ouvert la jambe avec sa faux. Enivré au repas où le vin était servi à volonté, il faisait à la reprise du travail le joli cœur devant les donzellles du pays, quand il s’entailla gravement une cuisse avec son outil.

Mon destin bascula alors que j’approchais du lieu de l’accident. Je chevauchais Floriane, une jument que j’aimais depuis l’enfance et qui ne se laissait monter que par moi. J’étais bonne cavalière, j’en avais tout l’équipement, je montais comme un homme avec l’accord de mon père, ce qui faisait enrager ma mère.

Au bord du chemin, l’ouvrier était couché sur un brancard de fortune entouré du régisseur et des membres de sa famille qui travaillaient avec lui. Je m’approchais pour constater son état, nous avions fait prévenir le médecin du pays mais nous savions qu’il était en tournée dans les campagnes. Nous savions qu’il fallait mener au plus vite le blessé au dispensaire de Saint-Eloi, qu’il s’occuperait de lui à son retour. En attendant, on lui avait posé un garrot. Quand j’arrivais sur les lieux, une charrette attelée des deux grands percherons du métayer s’apprêtait à se mettre en route, on avait sur la remorque fait un toit de branchages et de feuilles. Je décidais d’escorter le blessé pour le cas où il y aurait besoin d’un coursier rapide.

Nous venions de rejoindre la route principale, la remorque avait ralenti le pas, les cahots des pavés sous les roues cerclées de fer tiraient des gémissements de douleur au blessé qui souffrait tous les diables. Je vis arriver l’élégant cabriolet dans le fond de cette route ombragée avec le pressentiment le plus fort de ma jeune existence. En y repensant aujourd’hui, je réalise qu’à la seconde où je l’ai aperçu j’ai su que mon existence actuelle allait s’arrêter là.

Le cabriolet était accompagné de l’automobile du médecin. Il était le seul à en posséder une dont il se servait. Le notaire, le comte en avait aussi une, mais ils ne l’utilisaient que les jours importants. Mon père projetait d’en acquérir une mais il attendait la fin des récoltes pour être bien sûr de pouvoir se le permettre. Le docteur Pierre était un homme moderne qui savait à quel point gagner du temps dans ces tournées pouvait être important pour certains de ses patients dans un état précaire.

J’arrivais au niveau des deux véhicules en premier, je sautais de ma selle pour aider le médecin qui m’avait mise au monde à porter sa lourde sacoche.

« J’ai appris la nouvelle chez les Saignac, m’expliqua-t-il, leur fils savait que je passerai voir la mamie aujourd’hui, il m’a trouvé là-bas et me voici. J’ai croisé en chemin l’homme qui conduit cet automobile, il désigna du menton le conducteur, il est un invité du château de Laroque où je devais diner ce soir. Il a proposé de transporter le blessé, son auto est bien plus confortable que la mienne éprouvé par les trajets, ou que la remorque, et tout aussi rapide si ce n’est plus sur de la route pavée comme celle-là. J’ai accepté son aide. Je vais stopper l’hémorragie sur place, puis nous nous mettrons en route.

Chère Bérengère, si vous voulez l’aider à préparer l’arrière de son véhicule pendant que j’officie, je vous en serais reconnaissant. Nous ne devons pas trop perdre de temps avant de pouvoir mettre à l’abri le blessé. »

Alors que je m’approchais du véhicule, un homme s’affairait déjà à déplier la banquette arrière pour la transformer en couchette. Au bruit de mes pas, il se retourna et je le vis pour la première fois. L’homme était grand, brun, beau comme un dieu de l’Olympe et vêtu avec une élégance rare, mais très exotique. Je vis en deux secondes qu’il était étranger, son teint mat, ses cheveux frisés coupés courts, mais surtout ses habits, un mélange surprenant de redingote parisienne et de djellabas orientale me laissa sans voix.

Il semblait visiblement préoccupé et se débattait avec les courroies rebelles de son siège. Je m’approchais pour l’aider et il accepta mon aide avec un sourire. Nous nous afférâmes un moment en silence, je n’osais adresser la parole à un étranger, il semblait aussi gêné comme surpris de trouver une jeune femme dans cette aventure. Nous échangions par geste, une seule fois il me tendit la main par en dessous la banquette pour y saisir une sangle qu’il devait accrocher de son côté.

« Par là s’il vous plait, sa voix rauque était empreinte d’un accent plein de douceur sorti pour moi tout droit des contes des mille et une nuits. »

Troublée au plus intime, je réalisais tout à coup comment une femme peut perdre le contrôle de son propre corps sans comprendre pourquoi. Je ne sus qu’obéir sans parler. Nos doigts s’effleurèrent lors de l’échange, fugitivement, je me redressais vite pour voir s’il y avait un témoin de la scène. Il n’en était rien, mais déjà le brancard de l’ouvrier s’approchait de nous. L’homme me désigna la place passager de son véhicule.

« Nous allons avoir besoin de vous à bord. »

Cette fois, j’en fus certaine, cet homme venait d’Orient.

« Mon français n’est pas parfait mais je vous expliquerai comment faire. Mon chauffeur est absent mais je suis aussi médecin même si je n’ai pas la même culture médicale qu’ici, je pourrais assister votre docteur, vous serez mes mains et ma volonté. Il sourit devant mon air incrédule, mon chauffeur a eu aussi un accident. Il faut croire que Dieu aujourd’hui a décidé de nous faire se rencontrer. »

Sans me laisser le temps de réagir, il accueillit le brancard pour l’installer au mieux sur son coupé transformé en ambulance.

Le docteur monta à l’arrière pour veiller l’accidenté, l’étranger prit le volant, moi près de lui, le cousin du blessé se chargea de garder le véhicule du Docteur Pierre jusqu’à son retour.

Le trajet se passa bien, le jeune homme stabilisé par les soins gémissait encore quelque peu, mais sous l’effet du Laudamium que lui fit boire le médecin, il resta coi une bonne partie du trajet, même ses yeux restèrent grands ouverts à fixer le ciel.

Le médecin m’expliqua qu’il devait ensuite se rendre en urgence au château de St Eloi, au chevet de plusieurs membres de l’entourage de notre pilote. Ce dernier nous expliqua que ses compatriotes étaient victimes d’une de nos grippes contre lesquelles, venant du Maroc, ils n’étaient pas immunisés. Il se présenta comme lettré et aristocrate arabe, invité du comte et de ses amis écrivains parisiens. Il campait avec son équipage dans le parc du château. Pour lui, la thèse de la grippe n’était pas certaine, ses compagnons souffraient peut-être, d’un retour de paludisme aggravé par le climat frais des nuits bourguignonnes. Si c’était le cas, ils étaient en manque Quinine. Le docteur Pierre proposa d’en quérir chez lui avant que d’aller les rejoindre pour le cas où le diagnostic de son collègue s’avèrerait le bon. Il passerait la nuit là-bas. C’est ainsi que j’ai connu Omar Didemm Ben Sala. Il a été le premier homme de ma vie, mon grand voyage, la folie qui m’a éloignée du monde. Mon désespoir aussi.

Quelques jours plus tard, j’ai été invité au château. Pour fêter la guérison de son personnel, guéri par la quinine, mais aussi par les tisanes antigrippales du docteur Pierre, Monsieur Omar comme l’appelaient les gens de service du château, donnait une fête pour la guérison de son personnel. Toutes personnes du pays étaient invitées, sans distinction de classe. Je reçu pour ma part des mains du docteur Pierre une invitation en règle à la table du convive. En ce temps, je ne connaissais des arabes que ce qu’en racontaient les journaux et les gens. Nous les avions en grande partie colonisés pour leur grand bien. Depuis cette conquête, la Méditerranée, débarrassée de leurs pirates, était enfin sûre. Je savais aussi que leurs soldats, enrôlés dans nos troupes coloniales, avaient rendu de fiers services à la France sur les champs de bataille de 14/18.

Au château, je n’y avais été qu’une seule fois, pour ma première communion. Le châtelain y recevait les novices en grande pompe une fois l’an, pour célébrer avec eux une messe dans la chapelle privée de sa famille. Cette chapelle était un lieu saint du pays depuis le moyen-âge. On y gardait les reliques d’un jeune noble et de sa fiancé martyre qui avaient tous les deux défié les guerres de religion du moyen-âge en s’aimant. Le peuple les avait défendus, et pour une fois, les nobles de la région avaient pris leur parti contre le Duc de Guise suzerain par trop catholique de notre Bourgogne en ces temps cruels.

Accompagné du docteur Pierre, mon père ne trouva pas de raison de m’interdire d’aller à cette réception. Elle devait se tenir dans le parc sous les tentes du prince arabe.

C’est cette nuit étoilée qu’a commencé pour moi l’étrange parenthèse de ma jeunesse. Ce qui m’a tout d’abord frappé lorsque l’on m’a reçu dans cet étrange palais de toiles, c’est le luxe extraordinaire de ces tentes de nomade plantées au beau milieu des chênes centenaires du parc. Leur luxe, de vaisselles d’or, de tableaux de chevaux au galop accrochés à des potences en bois précieux me subjugua. Je goutais un confort inconnu dans des sofas de coussins aux traversins de soies brodés de femmes lascives souriantes aux joies du repos. Je bus des citronnades glacées que des serviteurs en livrées orientales, sérieux comme des pages royaux, nous amenaient avant et après les plats d’un somptueux couscous, dont je ne connaissais le nom que par la littérature. Il était délicieux, emplit d’épices rouges, de pois chiches fermes, je m’en gavais jusqu’à la gourmandise sous le regard cocasse de mes hotes.

Dans ce palais de toile aux fragrances de lointain pays, je pouvais voir pas les ouvertures des purs sangs arabes passer devant les pelouses. Nul homme saoul, comme celà aurait été le cas dans une de nos assemblées, ne trainait sa méchanceté entre les tentes, car l’alcool était simplement interdit dans la culture arabe. Des femmes, il y en avait un peu trop à mon goût autour du prince Omar, mais cela ne lui était jamais un problème. Même quand nous fûmes devenus intimes, recevoir ses concubines ne le gêna nullement.

Ce soir-là, de longues réjouissances ravirent tous les invités. On était venus de tout le pays pour rencontrer le comte et ses invités. Sa réputation de prince marocain avait fait le tour du pays. Près du préfet, se tenait le chef de la police du comté, à ma grande surprise ils discutaient avec l’éleveur chez qui les cuisiniers du prince Omar se fournissaient en bœuf, moutons et agneaux. Tout se passait comme si l’étrangeté de cette réception changeait les normes de notre vie sociale, partout je vis des gens qui normalement ne se seraient, ni parlés, ni regardés. Les méchouis, tagines et plats arabes divers préparés dans le camp, avaient rapidement conquis l’important contingent de fournisseurs du château. Ils étaient systématiquement invités à manger lorsqu’il livrait leur marchandise sur place, et tous présent à la réception. La comtesse que l’on ne voyait en général jamais au pays, était remontée du bord de la Méditerranée où elle passait en général tous ses étés. Je la croisais, élégante et hautaine, entourée d’une cour de paysannes et de dames de la région. Ce mélange des genres me ravissait, J’étais aux anges.

La présence du bon docteur à mes côtés était l’assurance de croiser tout le monde, pourtant je n’aperçus le prince Omar que de loin. Lors du repas toutefois, je me retrouvais assise en face de lui, mais séparée par l’immensité d’un tapis d’orient ou l’on disposait les grands plats de semoule. Nous échangeâmes un salut discret, mais il ne s’intéressa pour ainsi dire pas à moi. Je me délectais du bal des serveurs, des danseuses discrètes qui n’arrêtèrent pas une minute leur bal voluptueux. La musique était sensuelle, d’un romantisme fou à ma jeune oreille. Des poètes lisaient dans leurs langues étranges, des manuscrits illisibles pour nous, accompagnés de musiciens à la cithare, au tambourin et de quelques vieilles femmes voilées qui poussaient de temps à autre des cris gutturaux.

Émerveillée, je n’imaginais pas un jour voir telle magnificence, saoulée par les mets, par l’odeur d’un encens que j’appris plus tard être du Haschich, j’oubliais le lieu, le temps et me laissais porter par ce rêve éveillé.

A la fin du repas, un jeune enfant vint me trouver, pour me porter une missive qui m’invitait en bon français à suivre mon guide. L’enfant me prit sans un mot par la main pour me guider derrière des tentures puis entre les tentes vers le haras de la communauté. Là, le cabriolet que je connaissais était garé, sur son siège le volant entre les mains, le prince Omar m’attendait.

« J’ai pensé que sans offenser quiconque, je pouvais vous proposer une promenade de quelques centaines de mètres, me dit-il. Sur le promontoire en face du château, j’ai fait installer ma lunette astronomique. Ce soir, depuis cette partie du monde, je sais que nous pouvons observer les anneaux de Saturne, et si nous avons de la chance le passage d’une comète. Voulez-vous venir avec moi ? »

Sans même me demander ce qu’il aurait été convenable de faire je montais avec lui. Il m’emmena dans les étoiles pour m’en parler une bonne partie de la nuit. Le bon docteur Pierre dormait depuis longtemps sous une de leurs tentes quand nous revînmes au camp et Omar m’assura qu’il avait été depuis longtemps parfaitement rassuré à mon sujet.

Je revins chaque jour de l’été au camp D’Omar. Il me fallut jongler pour m’adapter aux modes de vie de cet homme qui vivait plus de nuit que de jour. Sa passion des étoiles, l’étude des planètes et de la poésie faisaient de lui un noctambule compulsif. Je passais bientôt une bonne part de mes nuits près de sa lunette, dans un fauteuil de cuir à dormir ou à le regarder travailler, mes journées à dormir assise sur mon cheval. Souvent, il me racontait des histoires de galaxie, de rois oubliés, d’amour qui m’emportaient au loin. J’adorais cela. C’est sur ce promontoire aussi qu’une nuit, je me suis mise nue pour m’offrir à lui. Nous y avions depuis quelques jours quelques commodités. Il fit installer pour nous l’une de ses tentes arabes, d’un confort inouï. Quand à moi, je ramenais chaque soir, notre repas et des fruits du pays qu’il ne connaissait pas. Je me souviendrais jusqu’à mon dernier souffle de ces mains sur moi, de cet érotisme intense auquel il m’initia. J’étais jeune et vierge, mais jamais il ne me fit peur ni mal. Pourtant mâle dominant, plus âgé que moi de vingt années, expérimenté par une vie au contact de femmes épanouies et éprouvées, il me mena fort loin sur les chemins interdits de la volupté.

Cet été fut ce qu’un homme et une femme peuvent s’offrir de plus beau. Un huis clos amoureux d’une intensité folle, la nuit, seules les étoiles filantes et les galaxies lointaines venaient perturber nos étreintes. J’ai rapidement compris que ce qui se passait dans mon cœur et mon corps aurait une portée inédite dans ma vie.

Ces deux mois furent les plus heureux de ma jeune vie. Je savais bien que je me dévergondais, que si ma grand-mère et les miens comprenaient ce qui se passait, je serais déshonorée, vilipendée, déchue, mais je n’arrivais ni à contrôler mon désir, ni mon amour. L’homme de ma vie était là, tout proche, je savais que jamais je n’aurais d’autre possibilité de l’avoir toute à moi comme là, à ce moment-là.

La nuit, nu, sur notre couche persane, il me racontait sa vie dans son pays. Il avait tout. Lettré, poète, médecin, il était ambassadeur de son clan auprès des instances coloniales françaises dans le Haut Atlas aux confins du Maroc et de l’Algérie. Riches d’immenses oliveraies, il séjournait en France pour l’art et le négoce de l’huile d’olive, « l’olivier ! s’écriait-il, véritable or vert de mes montagnes malgré les sècheresses nouvelles et prolongées. L’arbre de la paix de l’islam et de sa sagesse. »

Il me parlait sans honte de ses autres femmes. Elles le savaient avec moi et en étaient heureuses pour lui, pour moi, pour elles, qui vaquaient à leurs vies de concubines délurées. Il me raconta le désert, les ombrageux Touaregs et leurs folles expéditions dans les dunes, quand il était plus jeune et qu’il les fréquentait. Je rêvais ensuite des heures, incapables de trouver le sommeil. Je me voyais à dos de chameau dans les espaces immenses du Sahara, à chercher l’eau et la bonne fortune moi la bourguignonne.

Une fois, je le vis prier à genoux vers l’est, vers la Mecque qu’il avait déjà vu. Il était croyant mais il était bon. Toutes les semaines il donnait, beaucoup, et autant à ses gens qu’aux ouvriers du pays. Il défendait les ouvriers français et critiquait les industriels bourgeois, trop cupides, coupables pour lui de préparer les guerres de demain, à peine finie la plus horrible d’entre elles.

Un petit matin à l’aube, alors que je rentrais chez nous, dans la brume humide d’une rivière proche, je sus que quoi qu’il arrive, je suivrais cet homme somptueux qui me faisait jouir si fort. Sa bouche, sa langue, ses mains, son corps entier m’obsédaient. Sa sensualité me paraissait surnaturelle, jamais rien ne l’arrêtait, il pouvait faire de moi ce qu’il voulait. Il le savait, et s’en inquiétait quelque peu je crois.


C’est en septembre que j’appris qu’il allait partir en Angleterre pour y rencontrer des membres de la famille royale pour un congrès de médecine. C’est aussi ce mois-là que je réalisais que je n’avais pas eu mes règles depuis des semaines. Stupidement je ne lui en parlais pas, ce qui fut certainement une réaction d’une grande bêtise. Nous en avions parlé une fois, il m’avait dit faire attention mais que je devais le prévenir si j’avais un jour du retard.

Un instinct atavique de femelle tout d’un coup méfiante fit que je me tus. Pourtant j’avais confiance en lui, mais il me paraissait si puissant que je n’imaginais pas pouvoir garder un enfant de lui s’il ne le désirait pas. Dans mon pays, les femmes s’accrochent à leur progéniture, et quand un homme de qualité passe, elles savent aller chercher ses gènes et les garder pour leur famille, leur pays.

Un soir, il m’invita à manger pour m’inviter dans son pays, et d’y vivre si ce que j’y découvrirais me plaisait. Il révéla notre relation au bon docteur et le chargea d’analyser discrètement comment mes parents réagiraient si cette histoire leur venait aux oreilles. Je ne doutais pas que leur réaction serait agressive, envers moi en tout cas c’était sûr. J’avais été beaucoup trop loin et si j’étais de surcroit enceinte ça tournerait au scandale. Le mieux était qu’il ne sache jamais rien.

Il s’en fut un matin avec sa smala. Le parc d’un coup fut vide, plus de tentes, de champs, d’hennissements de chevaux fougueux, le silence et le chant des oiseaux résonna à nouveau sous la frondaison des chênes. Mon paradis, la butte astronomique, redevint avec l’automne un site de rut des cervidés, après avoir été le nôtre. Cerfs, chevreuils s’y battaient et copulaient comme nous, au meilleur endroit pour observer les étoiles. Présents en grand nombre dans les hêtraies toutes proches, ils partageaient nos besoins et nos rites.


C’est en septembre que j’ai disparu. A l’heure de la rentrée scolaire, alors que je devais aller rejoindre la maison de jeunes filles où je logeais à Dijon. Mon devoir était de me replonger dans de fades études de comptabilité pour espérer un jour épouser un ingénieur d’entreprise que je rencontrerai dans des bals organisés dans ce but par nos ainés.

Pourtant tout n’était pas désespéré dans mes perspectives de vie. Avec de l’habilité, je pouvais envisager de succéder à mon père comme gestionnaire de nos terres. La paysannerie n’a jamais été hostile à avoir un chef féminin contrairement à ce qu’on dit. Être de la terre au sens paysan du terme, n’est pas une affaire de genre, c’est individuel, et se passer d’une femme capable de gérer une exploitation n’a pas de sens dans nos campagnes. Chez nous, tout le monde comptait sur moi.

Portant je quittais tout, sans regret. Avec mon billet dans le train pour Rouen, je culpabilisais, mais j’exultais. J’allais être libre en dépit de tous. Certainement, j’étais une dérangée mentale, pour presque tous, je fus jugé ainsi. Mais je savais deux choses : D’abord, J’aimais comme on aime qu’une fois tous les cent ans. Ça m’était tombé dessus, c’était comme ça, j’étais sereine, je l’acceptais. D’autre part, aller à Londres rejoindre mon amour, m’enchantait. Je partais à l’aventure, je parlais bien anglais avoir été studieuse en classe allait me servir, du moins je le croyais. J’allais vivre la vie que je désirais, celle d’un oiseau, pas d’un loir. Mon billet de train dans la poche, j’allais voir la mer, l’océan, enfin la Manche, et traverser les flots. Je me sentais comme Christophe Colomb et la grande Catherine réunis. Le paysage défilait par la fenêtre, la vie était belle, le vent pour moi se levait, il fallait tenter de vivre.


À vous d'écrire la suite !

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