Last of a kind
Alexander Legrand
Novembre 2012 

Richard avait enfin achevé son travail. Toute trace de son ADN avait disparu du corps jeune et ferme de sa synthé compagne. Ce dur labeur, que les longues années de répétition fatiguaient le vieil homme, était vital pour sa survie. Il ordonna à la jeune femme, faite à l'image de sa défunte femme, emportée il y a plus de cinquante ans par ce satané virus, de se rhabiller.Obéissante et disciplinée comme une simple machine, elle recouvrit son corps svelte et aux formes pleines et fermes, de vêtements élimés, qui voilèrent sa nudité.Des heures étaient désormais nécessaires pour faire disparaître jusqu'aux effluves de sueur de Richard, même son haleine était effacée, le vieil homme travaillant dans un local aseptisé en combinaison imperméable.Pour quelle raison ce rituel hebdomadaire ?
Éviter que sa compagne, seule habilitée à sortir à l'extérieur sans provoquer maints problèmes, puisse parvenir jusqu'à l'orée de la ville pour y récupérer les denrées de la semaine dans le sac qu'il lui confiait.Un bref signe de tête et la synthétique sortit par le sas conduisant vers les escaliers de la tour où il vivait depuis vingt ans...Vivait seul, ou du moins avec cette parodie d'Alice.Prenant le second sas à l'opposé, il retrouva son appartement où seule une fenêtre donnait sur l'extérieur, la lumière tamisée par les longues lamelles du store plaquant sur le sol de longues traînées blanches.Il ôta sa combinaison, la mettant dans le conteneur qui allait se charger de nettoyer en profondeur sa seconde peau, puis il s'approcha du mur près de la fenêtre, pour observer la rue en contrebas.Spectacle habituel.Rues bondées, gens qui se croisent sans se regarder, s'évitant de justesse avant un choc frontal. Si ce n'est qu'aucune personne errant dans l'artère ne possédait une goutte de sang réel. Tous des synthétiques. Sans but autre que de trouver un humain à aimer. Telle était leur raison d'être. Depuis la libération du virus gynécide par un illuminé religieux, prétextant que la femme était la responsable de tous les maux sur la surface de la terre, et qu'elle corrompait l'Humanité par sa seule présence, les synthétiques furent conçues pour palier à l'absence de la gent féminine, et ce, tant que durerait les recherches génétiques pour redonner un espoir de survie au genre humain. Malheureusement, ces recherches n'aboutirent jamais, et peu à peu, les hommes vieillirent et moururent, les uns après les autres. Tout d'abord de simple vieillesse, mais plus tard, pour les derniers enfants de ce monde en perdition, par l'amour immodéré des synthétiques, qui s'entre déchiraient pour posséder les rares humains encore en vie et qui mourraient la plupart du temps des mains de leurs prétendantes assidues d'un accident malencontreux. Cruelle ironie du sort.Richard continuait à observer la rue, comme chaque jour depuis qu'il s'était cloîtré dans ce clapier, vingt longues années de cela, en quête d'un humain, un vrai, tout comme lui. Non pas que Alice Bis n'était pas de désagréable compagnie, il l'avait patiemment reconfigurée pour qu'elle puisse avoir une sorte de libre arbitre primaire, et ces années en sa compagnie lui avait fait comprendre, autant qu'une machine puisse comprendre les choses, à quel moment il souhaitait rester seul, de même que la nécessité qu'à un humain à se nourrir.Tout à sa contemplation du trafic, vingt étages plus bas, son esprit divagua, revenant à l'époque où Alice était toujours de ce monde.Tout n'était pas rose, les cris, les scènes, la vaisselle qui volait...Alice était caractérielle, d'aucuns l'auraient affublée de termes peu élogieux : acariâtre, mégère, susceptible, lunatique, et autres noms d'oiseaux...Mais il était éperdument amoureux de sa petite femme, dont la longue chevelure brune mettait en valeur le bleu de son regard, qui savait aussi se faire doux, sensuel et langoureux. Ses sautes d'humeur lui manquaient aujourd'hui. Il avait en face de lui une pâle imitation de son Alice, qui se contentait de l’assaisonner de mots d'amour creux, de caresses d'une douceur toute mécanique et sans âme. Mais vivre seul et caché le peu de temps qui lui restait lui serait par trop insupportable. Mais était-ce une vie qu'il menait depuis tant d'années ? Cloîtré dans ce clapier qu'on appelait autrefois un appartement, sans pouvoir sentir le vent lui fouetter le visage, le soleil lui réchauffer les os, le pépiement des oiseaux....et tant d'autres choses qui aurait pu donner un sens à son existence. Au lieu de cela, il vivait pour continuer d'exister, et non pour vivre tout simplement.Il vit apparaître Alice en bas de l'immeuble, et là, un bref instant, il pensa à la rejoindre, comme il lui arrivait très (trop?) souvent. Il se voyait, faisant fi de toutes précautions, descendre dans la rue, encerclé par ces automates high-tech dont la programmation était vouée à lui prodiguer toute leur attention et mourir dans la cohue de centaines de corps se bousculant pour l'emporter dans leurs bras.Il avait autrefois été témoin d'un tel phénomène, lorsque les humains n'étaient déjà plus qu'une poignée. Un pauvre hère s'était retrouvé acculé dans une impasse en bas de l'immeuble, face à plus de trente synthés qui, tels les morts vivants des films d'antan, s'étaient précipités vers lui pour l'agripper pour elles seules. Et comme des gamines se chamaillant pour la possession d'une poupée, le pauvre homme se retrouva démembré, plusieurs corps mécaniques jonchant le sol près du cadavre. Les synthétiques intactes ou encore en état de marcher semblaient contempler le spectacle macabre d'un regard intrigué, avant de reprendre leur quête d'humain à combler "d'amour".Seulement, des humains, il ne devait plus en avoir qu'une poignée dans le monde...Peut être était-il même le dernier de son espèce.Cette pensée, d'être le dernier d'une race qui allait s'éteindre avec lui, lui traversait l'esprit par moments. Après tout il n'était plus tout jeune, allant sur ses quatre-vingts-dix ans, grâce à sa seule prudence et sa retraite dans ce cloître qui le rendait de plus en plus claustrophobe, d'année en année.A quoi bon persister dans ce monde en ne vivant que pour perdurer ? L'instinct de survie, ce réflexe atavique qu'il tenait des premiers bipèdes qui foulèrent le sol de ce monde, le maintenait en vie, parfois malgré lui.Après tout, qui l'obligeait à s'infliger ce style de "vie" ? Il ne pouvait se tourner vers une figure mythique de Père le pointant d'un doigt accusateur pour avoir de telles pensées de mort. La foi n'était déjà pas sa tasse de thé avant la disparition de ses congénères de l'autre sexe, alors maintenant...Il finit par retourner à son vieux divan, une douleur enserrant sa poitrine lorsqu'il se tenait debout trop longtemps lui rappela son âge et sa condition physique déclinante.En s'allongeant, il crut un instant que la souffrance allait se calmer comme à l'accoutumée. Elle ne fit que s'intensifier, et devint vite intolérable. Sa respiration se fit de plus en plus pénible, et il se demanda depuis combien de temps Alice était partie, espérant son retour, pour lui prodiguer toutes les attentions pour soulager ce malaise."A-liiiice, reviennns." souffla-t-il entre ses dents serrées à en briser l'émail usé.En retirant, avec grand peine, sa montre qui semblait si serrée qu'elle allait lui broyer le poignet, il put déchiffrer, à travers la brume qui se profilait devant ses yeux noyés de larmes de douleur, que sa synthétique était partie depuis plus de deux heures.C'était le temps qu'elle mettait à peu près pour faire l'aller et retour de ses recherches de nourriture en dehors de la petite ville. Entre deux serrements atroces au creux de son poitrail décharné, Richard crut percevoir le bruit du sas s'ouvrir, et un pas précipité se diriger vers le divan où il gisait.Un visage familier se tenait devant le sien. Il put voir son Alice lui prodiguer les premiers soins, avec toute la rigueur et le professionnalisme d'un médecin. Ce savoir lui avait été intégré à sa programmation de base. Lorsqu'il s’aperçut que la synthétique se relevait lentement et que sa douleur était toute aussi présente qu'auparavant, il comprit qu'il y avait un problème.Alice se dirigea d'un pas lent, le dos voûté, vers la fenêtre, avant de faire face à l'humain."Mon amour, il ne te reste qu'une ou deux minutes à vivre...Je t'aime."Pour la première fois depuis qu'il était avec cette machine, le vieil homme crut déceler une véritable humanité dans la voix de la jeune femme."Je n'ai plus aucune raison d'exister." Dit-elle en ouvrant en grand la vitre, laissant entrer un air frais dans la pièce, une petite brise fouettant le visage du vieillard pour la première fois depuis des années.Elle lui fit face à nouveau et s'approcha pour le saisir à bras le corps, avant de l'emmener vers la clarté de cette fin de journée.La lumière, sans lui faire passer la douleur qu'il ressentait, lui procura un peu de réconfort.Au dehors, la foule de Synthétiques se tourna vers l'immeuble, contemplant certainement le dernier humain sur Terre. Elles ne firent aucun mouvement lorsque leur congénère enjamba l'ouverture, chargée de son encombrant fardeau, pour se jeter dans le vide.La dernière image que crut voir Richard, fut une larme couler le long de la joue de sa compagne.Il succomba dans ses bras avant même de toucher le sol.Au milieu des restes sanglants qu'il laissa sur le trottoir, étaient mêlés ceux d'Alice, brisée et désarticulée comme une poupée malmenée.

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