AUJOURD'HUI JE JOUE TRASH

Sylvain Prévost
Juillet 2013


10H30. J’arrive à la Poste de Saint Ferroy. Comme d’habitude, il y a beaucoup de monde, les vieux du village monopolisent le guichet pour retirer 20€ car ils n’ont pas de carte bleue. Ça m’emmerde profondément. En attendant mon tour, je m’assois sur le seul banc disponible. 11H00. L’attente est interminable et je suis déjà fatigué. Derrière son guichet, un homme est avachi. C’est Jean-Philippe alias “Jean File” pour les intimes, 45 ans, le QI d’une moule et toujours cette même gueule de chien battu. Jean File, ça fait dix ans que je le vois dans ce bureau de poste, ça me mine. Dix ans que je supporte sa tronche d’alcoolique non-anonyme. Jean File, c’est une grande asperge qui bégaye, une sorte de cas social. Bref, c’est l’attraction du village : il a de l’herpès sur tout le pourtour des lèvres, des poireaux plein la gueule et ses rares cheveux plaqués sur le sommet de son crâne dégoulinent de Pento. Pour finir, ses chicots pendent en permanence le long de ses lèvres. On dirait qu’il a les dents qui courent après le bifteck comme dirait ma grand-mère... 11H15. Cette vieille bique de Bermonville squatte le guichet depuis 15 minutes. Cette salope sent le pipi mélangé à de l’eau de Cologne, comme tous les vieux de ce village moisi. Pour ne rien arranger, je suis pressé et surtout d’une humeur massacrante. Je sais que Jean File va mettre un temps fou à s’occuper de mon recommandé. Ça m’angoisse, je sens que je vais m’endormir à attendre comme un con sur ce banc. 



Ah, c’est mon tour... Alors que je m’avance vers le guichet la gueule à moitié enfarinée, une main se tend dans ma direction. C’est Jean File qui bizarrement porte maintenant une salopette. Je lui serre la main à contrecoeur. En moi-même, je me dis que j’ai bien fait de ne pas m’être lavé les mains en sortant des toilettes, tout à l’heure. “C’est pour un recommandé ?” Oui, connard, tu ne reconnais pas TON bordereau ? Le guichet semble plus bas qu’à l’accoutumée et l’ordinateur a été remplacé par un Minitel. Mais qu’est-ce qu’ils fument donc dans ce bureau de poste ? Comme d’habitude, Jean File met un temps fou pour trouver le bon tarif puis d’un air benêt, il finit par m’annoncer en bégayant : “c’est ca... ca... ca... ca...quatorze francs”. C’en est trop, je fulmine et crie à cet imbécile : ca... ca... ca... ca... CAS SOCIAL !! Aucune réaction du grand dadet. Grand silence dans le bureau de poste. Décontenancé, je regarde machinalement autour de moi et je me rends compte qu’il n’y a plus aucun client. Alors que je me retourne vers le guichet, Jean File éternue violemment, ce qui me fait sursauter. Je n’arrive pas à croire ce qui m’arrive, j’ai de la glaire qui me coule sur le visage et Jean File rit à gorge déployée derrière son guichet. Écoeuré et fou de rage, j’attrape la grosse agrafeuse qui trône sur le bureau et je la balance de toutes mes forces en direction de ce salopard. Malheureusement, l’agrafeuse vient percuter Madame Bermonville en plein visage ! Comment ai-je pu manquer ma cible aussi grossièrement ? Toute tremblotante, la vieille se met à gémir en pataugeant dans son sang. Un étrange rictus lui parcourt le visage. Je sens que je vais avoir se sérieux ennuis et je suis pris d’une terrible angoisse en voyant le Directeur du bureau de poste débouler de l’escalier. Nous sommes maintenant tous les trois autour de la vieille Bermonville. Elle ne bouge plus, je crois qu’elle est morte. Son dentier pendouille. Cet imbécile de Jean File rit de plus en plus fort. C’est un rire animal qui fait penser très exactement au grognement d’un cochon. Soudain, j’entends un petit bruit semblable à celui d’une clochette. C’est le Minitel. Je me retourne et je vois s’afficher sur l’écran ce qui s’apparente à une pin-up grossièrement pixelisée. En gros clignotte 3615 ULLA. A ce moment précis, je sens alors qu’on me prend par l’épaule et qu’on me secoue violemment.


“Monsieur?”

“Monsieur ??”

“Il faut vous réveiller, le bureau de poste va bientôt fermer”

“Il est 12H30”.



2 commentaires:

  1. Ce texte est bien écrit, il se laisse lire sans difficulté et on passe un bon moment.

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  2. Nouvelle très agréable à lire. On ne s’attend pas du tout à cette fin et j'avoue m'être laissé prendre. Bravo.

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