Anagramme Viral (concours l'après confinement)

Anagramme viral
Par Blues Mama

Le 11 Mai approchait et c’était comme de sortir d’une longue hibernation. On sentait frémir un vent de liberté et déjà certains bravaient les interdits en se réunissant en bas de l’immeuble à l’heure du coucher du soleil, juste pour capter un peu de fraîcheur. Certes, on gardait ses distances et on évitait de se toucher, même si la tentation de se serrer dans les bras était grande. Encore quelques jours, et la vie reprendrait comme avant. Le Président l’avait promis lors de sa dernière intervention télévisée : l’heure était venue de sortir du confinement. Il avait longuement réfléchi, consulté tous les experts patentés, qui n’étaient pas tous d’accord, mais il avait pris sa décision : il était temps que nous reprenions le cours normal de nos vies. D’ailleurs, dans les pays voisins, et même lointains, on avait déjà desserré l’étau et autorisé la reprise de certaines activités. Les enfants avaient eu la permission de sortir deux par deux, une fille et un garçon, avec juste l’obligation de ne pas raconter aux adultes ce qu’ils avaient vu dehors. D’ailleurs, à leur retour, à l’heure du dîner, ils étaient restés mutiques, malgré les tentatives de leurs parents de leur tirer les vers du nez. Ils semblaient ailleurs, ne réclamaient pas de dessert, et allaient se coucher sans rechigner. Une certaine lueur brillait dans leurs yeux. Mais ils restaient silencieux, ce qui créait un certain malaise. Puis cela avait été le tour des femmes : elles aussi pouvaient sortir, dès le lever du soleil, sans maquillage et pieds nus. Quel que soit leur âge, elles pouvaient aller et venir dans leur quartier et, à condition de ne pas les approcher à plus de 2m, elles pouvaient se mêler aux enfants, sans les déranger. Et ce qu’elles avaient vu devait être étonnant, car au retour, le soir, elles aussi avaient dans les yeux cette lueur étrange, mais aucun son compréhensible ne sortait de leurs bouches. Elles semblaient calmes, fredonnaient en sourdine et leurs gestes étaient lents et harmonieux, que ce soit pour brosser leurs cheveux ou préparer le repas. Mais elles ne disaient rien et allaient se coucher tôt, sans regarder la télévision. Les hommes étaient désemparés, mais n’osaient pas les bousculer, espérant que ce serait enfin leur tour d’être libérés bientôt. 
On en était là. C’est sans doute cette sérénité étrange observée dans les pays voisins qui avait incité le président à décider de la sortie du confinement chez nous aussi le 11 Mai, sans préciser cependant si ce serait les femmes et les enfants d’abord. Et les hommes de chez nous n’avaient pas l’intention de sortir les derniers. Ils prenaient donc les devants. 
Il y avait si longtemps qu’ils s’étaient laissés enfermer, sans broncher, eux les cadors, les gros bras, les rebelles, les chefs de famille, les décideurs, les premiers de cordée, qu’ils essayaient aujourd’hui de reprendre la main. Enfin, façon de parler, puisque la main, justement, il fallait la laisser dans sa poche, ne plus la tendre à son voisin, par solidarité. La poignée de mains, franche et virile, n’était plus de mise. Le poing tendu non plus d’ailleurs. Et ils ne savaient plus très bien que faire de leurs mains, nos hommes, et ils les mettaient dans leurs poches, ou les frottaient l’une contre l’autre, ou faisaient craquer leurs doigts. Ils cachaient leur gêne en haussant la voix, en riant très fort, ne pouvant plus se taper sur l’épaule. Puis ils remontaient vite chez eux, le 11 Mai n’était pas encore là. Bientôt, ils sortiraient, les femmes et les enfants derrière. Comme toujours. 
Cependant, à l’étranger, les hommes ne sortaient toujours pas. Certes, les statistiques avaient eu raison d’eux. Les victimes du coronavirus étaient plus souvent des hommes, et sans doute fallait-il être prudent, et ne pas les exposer trop massivement. Le pic pourrait repartir et tout serait à recommencer. Mais il allait bien falloir prendre le risque. Pourquoi attendre ? D’ailleurs, les enfants et les femmes ne semblaient pas en danger, alors pourquoi ne pas donner aux hommes le droit d’aller affronter le monde extérieur ? Les autorités ne donnaient pas d’explications. Le président avait été assez évasif sur 
ce point. Il n’avait pas commenté cette anomalie. Il avait juste donné une date : le 11 Mai. OK, le 11 Mai, mais pour qui ? L’inquiétude commençait à se faire sentir. 
Les femmes tentaient de rassurer leurs compagnons. Elles promettaient qu’elles ne sortiraient pas sans eux. Les enfants se taisaient prudemment. Ils voyaient bien que leurs pères étaient tendus et que quelque chose d’inhabituel se tramait. Ils allaient retourner à l’école, sans doute. Mais si leur maître ou leur professeur n’étaient pas là, seraient-ils obligés de rester à la maison avec leurs pères ? Qui devraient surveiller leurs devoirs ? La perspective ne les amusait pas et ils filaient doux. Les célibataires, n’avaient personne pour les rassurer, même pas leurs potes qu’ils n’avaient plus revus depuis leur enfermement réciproque. S’ils s’appelaient ou échangeaient par mail, ils n’osaient pas évoquer leurs craintes, de peur de les voir se réaliser. Et s’ils n’avaient plus le droit de sortir sans attestation ? 
Curieusement, la peur du virus assassin semblait s’être envolée. C’était une autre peur qui planait, comme si, soudain, la terre s’était mise à tourner à l’envers. Parce que, ce virus, finalement, était-il si dangereux ? Pourquoi avaient-ils accepter si facilement d’être retirés du jeu ? Pourquoi avaient-ils laissé le piège se refermer sur eux, sans anticiper une échappatoire ? Pourquoi n’avaient-ils pas protesté, réagi quand ils étaient encore aux manettes du monde ? Et si le monde se mettait à tourner sans eux ? Alors ils descendaient en bas de l’immeuble, les mains dans les poches ou faisant craquer leurs doigts, parlant fort et riant jaune, leurs attestations pliées en quatre dans leurs portefeuilles. Et ils remontaient vite, parce qu’on n’était pas encore le 11 Mai. Et ils buvaient un verre, pour se remonter le moral, se donner du courage. Et ils fumaient, parce que la nicotine semblait protéger du virus. S’ils étaient fumeurs, ils pourraient peut-être sortir ? Leurs bonnes résolutions d’avant le confinement s’évanouissaient dans les volutes de fumée, qui les faisaient tousser. 
Les infos à la télé ne parlaient que du déconfinement à venir, sans donner plus de détails cependant. Certaines activités allaient reprendre, mais la plupart étaient typiquement féminines : les salons de coiffure pour femmes en premier lieu, les aides maternelles, les assistantes sociales, les femmes de ménage. Pour elles, il semblait que le 11 mai sonnerait leur libération, sans limitation. Les crèches et les écoles maternelles ouvriraient toutes ce jour-là, et les maitresses d’école seraient autorisées à ré- ouvrir leurs classes. Les assistantes de direction et les attachées parlementaires avaient déjà des autorisations exceptionnelles de sortie pour se préparer à la reprise, mais rien pour les directeurs, PDG et autres chefs d’entreprise, hormis les petites entreprises dirigées par des femmes, qui étaient assez rares, tout compte fait. On devinait une certaine effervescence feutrée dans les foyers, où la gente féminine commençait à s’affairer discrètement. Les hommes s’énervaient sur leur clavier, cherchant sur le Net des raisons de se mettre en mouvement, échafaudaient des hypothèses, théorisaient des complots, incrédules, déstabilisés. Mais que se passait-il ? 
Ils étaient inquiets. Fallait-il laisser les femmes et les enfants s’exposer ainsi ? Après tout, nous sortions à peine d’une pandémie mondiale, qui avaient fait des milliers de morts. Le risque planait toujours au- dessus de nos têtes. Mais aussitôt, le doute s’insinuait en eux : qu’en était-il réellement de cette pandémie ? Cela faisait des semaines que les radios et les télés égrenaient le nombre de morts tous les soirs et nous rabâchaient les consignes à observer. Se laver les mains, encore et encore, s’éloigner les uns des autres, garder ses distances, ne plus s’approcher de ceux qu’on aimait, pour les protéger bien sûr, mettre un masque, même si le masque était interdit dans l’espace public depuis quelques années déjà. Le paradoxe de ces injonctions leur sautait soudain aux yeux et les oppressait. De quoi avaient-ils eu peur ? De quoi devraient-ils avoir peur maintenant ? Ils étaient grands et beaux et forts et ils étaient confinés et rien n’assurait qu’ils pourraient reprendre leur liberté le 11 Mai. D’ailleurs, de quelle liberté rêvaient-ils ? Car finalement, ces semaines de confinement, au début, ils avaient trouvé ça plutôt inespéré. Ce coup d’arrêt brutal dans leur vie trépidante avait été comme un électrochoc. Ils ne l’avaient pas discuté, ni remis en cause. Ils n’avaient pas douté du bien-fondé de cette décision, 
malgré la catastrophe économique qu’elle présupposait. Et il avait cru leur Président quand celui-ci avait affirmé que c’était la seule chose à faire, « quoi qu’il nous en coûte » ? Avaient-ils réfléchi à ce que cela allait nous coûter ? Avoir cédé à la peur valait-il ce prix-là ? 
Et voilà que maintenant les enfants et les femmes étaient autorisés à sortir et revenaient à la maison, une étrange lueur dans les yeux et entourés d’un halo de sérénité incompréhensible. Enfin, chez nos voisins, si l’on en croyait ce que les reportages nous montraient. Qu’allait-il se passer le 11 Mai ? 
Le printemps s’était bien installé et explosait partout, dans les chants d’oiseaux qu’aucun son parasite ne venait perturber, dans la douce lumière du matin, dans la fraicheur des jeunes pousses, dans les odeurs piquantes du dehors. Il nous appelait et nous l’entendions d’autant plus que nous en étions privés. Est-ce à cet appel que répondaient spontanément les enfants et les femmes ? Les hommes aussi ressentaient cet appel et trépignaient. Pourquoi leur interdirait-on de goûter à ce renouveau ? Ces questions se bousculaient dans leur tête mais ils ne trouvaient pas de réponse. 
Quelques jours avant le 11 Mai, juste après la Fête du Télétravail du 1er Mai, le Président intervint à nouveau pour préciser les modalités qu’il avait finalement retenues pour sortir du confinement. Sagement, il avait choisi de s’aligner sur la doctrine des pays voisins : ce serait les femmes et les enfants d’abord. Enfin, d’abord les enfants, deux par deux, une fille et un garçon, et à la condition de taire ce qu’ils verraient à l’extérieur, puis les femmes, qui pourraient sortir sans maquillage et pieds nus, dès le lever du soleil. Cela serait applicable dès le lendemain pour les enfants, le jour suivant pour les femmes. Il ne précisa rien de plus, rien concernant le déconfinement des hommes. Cette annonce provoqua des remous dans les chaumières. Les enfants étaient surexcités et furent envoyés rapidement dans leurs chambres par des pères excédés mais impuissants. Les mères et les épouses n’intervenaient pas, baissant les yeux pour que l’on n’y voit pas briller la joie trouble que leur procurait cette décision. Elles étaient tristes pour leurs compagnons, mais n’y voyait aucune injustice. Ou alors la réparation d’une injustice ancestrale que leurs aïeules avaient subie depuis des lustres. La roue tournait, le monde d’après allait peut-être réellement changer. Elles l’espéraient sans trop y croire et, malgré leur promesse des jours précédents, sans le dire elles étaient bien déterminées à sortir dès le lendemain, et sans les hommes. Par curiosité, avec une pointe de perplexité un peu anxiogène, néanmoins : qu’allaient-elles trouver dehors ? Et pourquoi ce choix ? Elles dormirent mal cette nuit-là, et seules. Les hommes rongeaient leur frein, comme un chien ronge son os. Il ne fallait pas s’approcher. 
Les très jeunes hommes imaginaient des stratégies pour désobéir. Certains pensaient se mêler aux enfants. Après tout, ils sortaient à peine de l’enfance et si on leur appuyait sur le nez, il en sortait encore du lait. C’est ce que leur répétaient leurs parents ou leurs grand-frères avec ironie, lorsqu’ils se prenaient pour des hommes. D’autres envisageaient sans vergogne de se glisser au milieu des femmes. Leurs traits fins, leurs voix douces et leurs silhouettes androgynes leur permettraient de passer inaperçus au milieu de leurs mères, leurs sœurs, leurs amies, avec qui ils avaient grandi et dont ils connaissaient bien les codes. Il leur suffirait de raser de près leur duvet au menton et leurs jambes élancées, et on n’y verrait que du feu. Ils sentaient monter en eux cette part de féminité qu’ils n’avaient jamais oser exprimer, mais qui était vivante et n’attendait que le moment opportun pour s’exprimer. Ils se sentaient prêts. 
Leurs aînés ne projetaient rien de tel, bien sûr. Il eut été difficile pour eux de se faire passer pour des enfants (quoi que !), ou de se travestir au point de passer inaperçus au milieu des femmes. Ils n’en avaient même pas l’envie. Ils luttaient contre leur désir de rébellion, essayaient de dompter la colère qu’ils sentaient monter en eux, ironisaient sur la nécessité qu’auraient rapidement les femmes et les enfants de réclamer leur déconfinement, prodiguaient des conseils de prudence, mais se sentaient profondément humiliés, blessés et commençaient à douter d’eux-mêmes. Ils auraient volontiers 
pleuré, de dépit, de rage, mais ils ravalaient leurs larmes et incriminaient les pollens qui pénétraient dans les maisons par les fenêtres ouvertes pour justifier leurs yeux rouges. Ils se sentaient abandonnés mais ne l’auraient jamais avoué. Certains se tapaient la tête contre les murs, d’autres frappaient à coups de poing sur tout ce qui était à leur portée, d’autres encore mettaient la musique à fond pour cacher leurs hurlements. Chacun essayait de trouver en lui la ressource salvatrice et le temps faisait son œuvre. Les femmes se tenaient à distance, conscientes qu’elles ne pouvaient pas les aider malgré la tendresse qu’elles éprouvaient devant leur vulnérabilité. Les gestes barrière et la distanciation sociale leur interdisaient de les prendre dans leurs bras. La solution était ailleurs. Elles espéraient la trouver le surlendemain, lors de leur première sortie libre. 
Les enfants se levèrent tôt ce matin-là, avant le lever du soleil, sans faire de bruit. Ils se lavèrent longuement les mains, comme on le leur avait appris, puis, sans demander la permission, ils sortirent de la maison, chacun à la recherche de sa chacune, fille, garçon, ce qui n’était pas dans leurs habitudes. Mais ils étaient si heureux de pouvoir courir au-delà du périmètre de sécurité où ils avaient été contraints depuis presque 2 mois qu’ils acceptaient volontiers cette nouvelle règle. Les garçons se faisaient des clins d’œil complices, et les filles de petits signes de la main, mais ils restaient sagement deux par deux et se regardaient du coin de l’œil, s’apprivoisaient et échangeaient quelques mots. Ils regardaient le monde autour d’eux et le jour qui se levait et tout était à sa place. Les rues, qu’ils connaissaient bien, étaient vides et ils s’aventuraient à les traverser en dehors des clous, puis à marcher en leur milieu et peu à peu, ils occupèrent tout l’espace. Ils regardèrent le ciel, où brillaient encore quelques étoiles, et certains les reconnurent. Il y avait Vénus, qui brillait plus fort que les autres, la grande Ourse et la constellation d’Orion. Leurs muscles se déliaient, ils étendaient leurs bras et leurs jambes, testaient leur élasticité, et se sentaient pénétrer d’une énergie nouvelle et ils éclatèrent de rire. Il n’y avait aucun virus, couronné ou pas, il n’y avait que le Ciel au-dessus de leurs têtes et la Terre sous leurs pieds et ils pouvaient les réunir et leurs yeux brillaient. Aujourd’hui, le monde leur appartenait et ils avaient conscience de la chance inouïe qui leur était donnée de se l’approprier. Alors ils firent ce qu’ils avaient toujours su faire : ils jouèrent. Et le premier jeu qui leur vint à l’esprit fut la marelle. Ce jeu universel qui unit la Terre et le Ciel, en faisant appel aux qualités d’équilibre et de justesse des enfants. Partout, deux par deux, ils tracèrent des cases sur le sol, lancèrent la pierre à tour de rôle, et sautèrent par-dessus les cases depuis la Terre jusqu’à rejoindre le Ciel, puis du Ciel jusqu’au retour sur Terre. Et ils n’en finissaient plus de faire des aller-retour entre le ciel et la terre, sautant, riant, et s’applaudissant, jusqu’à la nuit tombée. Ils n’avaient pas croisé le coronavirus, mais ils avaient vu l’Orion sacré et ils étaient remplis de son énergie mythique. Et ils s’aimaient. Au retour, ils se prirent par la main, ils n’avaient plus peur. 
Ils étaient rentrés chez eux à l’heure du souper. Ils restèrent mutiques, malgré les tentatives de leurs parents de leur tirer les vers du nez. Ils semblaient ailleurs, ne réclamaient pas de dessert, et allèrent se coucher sans rechigner. Une certaine lueur brillait dans leurs yeux. Mais ils restaient silencieux, ce qui créa un certain malaise. 
Le lendemain, ce fut au tour des femmes de s’éclipser discrètement. Les enfants étaient déjà dehors. Elles s’étaient préparées vite, n’ayant pas eu besoin de se maquiller. Le jour se levait à peine lorsqu’elles sortirent pieds nus, avançant précautionneusement pour ne pas se blesser les pieds. Il leur fallu un peu de temps pour prendre de l’assurance. Elles ne virent pas les étoiles tout de suite. Elles regardaient où elles mettaient les pieds. Mais c’est en entendant les rires des enfants qu’elles levèrent la tête vers le ciel. Il y avait Vénus, qui brillait, et la grande Ourse, facilement reconnaissable. Puis elles ont vu l’Orion sacré et leur cœur se mit à battre plus fort, car elles connaissaient les mythes. Elles n’osaient pas s’approcher des enfants, c’était les consignes, mais elles les voyaient de loin courir en se tenant par la main. Elles eurent un frisson d’effroi en se souvenant du virus mortel qui menaçait encore 
et que les enfants semblaient avoir oublié. Mais ils avaient l’air si heureux, si insouciants qu’elles doutèrent soudain de sa dangerosité et mirent leur frisson sur le compte de la fraîcheur de la brise printanière. 
Une douce sérénité les envahissait peu à peu. Elles marchaient dans un no man’s land, au sens où elles ne voyaient aucun homme à l’horizon et cela leur procurait un sentiment de liberté qu’elles avaient rarement connu. Elles se sentaient fortes ensemble et cette force semblait naître dans leurs cœurs, qui battaient à l’unisson. Elles prenaient conscience de leur puissance, de la vie qui les habitait et qu’elles transmettaient. Elles marchaient nu-pieds sur la Terre et se sentaient en symbiose avec elle. Elles ne comprenaient pas pourquoi elles avaient eu si peur dans les semaines précédentes, comment elles avaient pu renoncer à serrer leurs enfants sur leur cœur, comment elles avaient pu retirer leur main là où elles auraient dû la tendre, comment elles avaient pu croire que l’amour, c’était d’abandonner nos aînés au moment de leur dernier souffle, non, elles ne comprenaient pas. Elles se regardaient, sans fard, et elles rougissaient, confuses, et elles se prirent par la main : le coronavirus leur faisait don de son cœur viral qui battait la chamade dans leur poitrine. Et jamais elles ne l’oublieraient. L’enjeu, ce n’était pas de rester vivant, mais de rester humain, et elles l’avaient compris. Elles dansèrent jusqu’au soir, accueillant dans leur cercle les tout jeunes hommes qui s’y étaient cachés. L’avenir était prometteur. 
A la nuit tombée, elles étaient de retour chez elles. Comme les enfants, elles aussi avaient dans les yeux cette lueur étrange, mais aucun son compréhensible ne sortait de leurs bouches. Elles semblaient calmes, fredonnaient en sourdine et leurs gestes étaient lents et harmonieux, que ce soit pour brosser leurs cheveux ou préparer le repas. Mais elles ne disaient rien et allèrent se coucher tôt, sans regarder la télévision. 
Les hommes étaient désemparés. Ils n’osaient pas le dire, mais elles les impressionnaient. D’elles, émanait une force tranquille et apaisante, qui les calmait. Ils attendaient un mot de leur Président et commençaient à trouver que la plaisanterie avait assez duré. Ils avaient eu le temps de méditer toute la journée, sans femme et sans enfant. Ils avaient pris plaisir à se faire à manger, ils avaient mis de l’ordre dans la maison, pour amadouer leurs compagnes, en espérant leur retour, ou pour eux-mêmes, pour se tenir prêts, au cas où... Demain serait le 11 Mai. Ils étaient bien déterminés à se faire entendre. Ils en avaient assez de faire les moutons, d’obéir au berger, de suivre le troupeau. Ils avaient vu la lueur étrange briller dans les yeux des enfants, puis dans les yeux des femmes. Ils savaient que leurs yeux pouvaient briller aussi dans la nuit. Ils regardaient les étoiles et ils voyaient Vénus, la grande Ourse et la constellation d’Orion, le grand chasseur. Eux aussi connaissaient les mythes. Pourquoi attendaient- ils ? Ils avaient été désarçonnés par cet ennemi qu’on leur avait désigné. Ils n’avaient pas su comment se battre. Les guerriers qu’ils s’imaginaient être n’avaient aucune ressource face au danger qui planait. Un virus ! Minuscule et couronné qui plus est ! Le roi des virus. Et ils avaient accepté d’être enfermés pour s’en protéger. Ils avaient abandonné père et mère, qui mourraient dans une solitude indigne, dont ils avaient honte soudain. Ils se sentaient trahis, dans leur humanité, dans ce qui faisait d’eux des vrais hommes. Et tout devint lumineux soudain : le corona virus se mit à danser et dans le ciel s’inscrivit en lettres de feu : « ouvrira enclos ». Et sans plus réfléchir, ils sortirent de leur prison mentale, en claquant les portes très fort.

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