Ut sis nocte levis, sit cena brevis « Si tu veux passer une bonne nuit, ne dîne pas longuement. »


Par Joël Péran

La nuit est tombée sur le couvent des Ursulines de Triffouilly-Les-Oies. Dans les couloirs endormis du bâtiment principal, Sœur Marie Thérèse déambule silencieusement. Elle n'arrive pas à trouver le sommeil, et en général comme en colonel, d'ailleurs, une petite marche de nuit l'aide souvent à reprendre le chemin qui la guidera dans les bras de Morphée. Un fort beau gabarit que Sœur Marie Thérèse. Plus d'un mètre quatre-vingt pour quatre vingt dix kilos, une vague ressemblance avec Jean Pierre Pernaut mais sans la moustache - ah mais, il a pas de moustache Jean Pierre ? au temps pour moi - et des lunettes rondes à monture épaisse. L'obscurité ne l'effraie donc pas et c'est d'un pas tranquille et assuré qu'elle déambule dans les allées sombres du couvent, en se dirigeant vers le cloitre. Elle aime ces arcades de pierre qui bordent le jardin intérieur baigné de la lumière de la lune. Et il est clair aussi que cette petite marche nocturne va faciliter son transit, un brin dérangé par la consommation du cassoulet de ce soir : bon mais un peu gras.

Elle n'aurait pas dû en reprendre deux fois, se dit-elle quand soudain, une lumière diffuse entre deux arches attire son attention. Un léger bruit diffus, un sifflement se fait également entendre. Elle sent les poils de ses bras - et de ses jambes – se dresser comme si l'air avait été soudainement empli d'ondes électriques. Elle s’arrête et fronce les yeux pour faire une mise au point - nécessaire parfois quand la vue est à l'image de la totalité de l'être soumis aux ravages du temps : autrement dit, sur le déclin. "Nom d'un rouge-gorge !!!" murmure t'elle doucement. Devant elle, à environ une dizaine de mètres, une forme lumineuse se tient, à un mètre cinquante au-dessus du sol. Une forme délicate, celle d'une femme jeune vêtue de tissus diaphanes qui voilent à peine sa somptueuse plastique. Les paumes de ses mains sont ouvertes, et ses bras reposent le long de son corps. Ses seins au galbe parfait dont les pointes dardent sous … pardon … ça n’est pas le thème … Sœur Marie Thérèse entend une voix lui parler dans sa tête ... "Venez mon enfant, approchez, ne me craignez pas ... ".

Aussi méfiante que si elle flairait une entourloupe, la religieuse avance pourtant d'un pas assuré vers la damoiselle enluminée - ça se dit ça ? Ca fait très mystique je trouve, c'est bien choisi.

"Vous êtes quoi au juste ?" demande Sœur MT ...

                "Je suis une fée" lui répond l'apparition d'une voix cristalline.

                "J'aurais plus dit une gourgandine moi, mais bon ... Qu'est-ce que vous voulez donc ?"

                "Je suis une fée..."

                "Oui ben vous l'avez déjà dit ça !"

                "... et je suis là pour vous octroyer un vœu et le réaliser ..."

                "Voyez-vous ça ..."

                "Et quoi ? Vous doutez ?"

                "Ben dame ... dans un couvent, on ne s'attend pas vraiment à ce que ce soit une fée qui apparaisse ..."

                "Et pourquoi donc je vous prie ?"

                ".. pff pourquoi ? Et bien je vous l'dis, vous êtes dans un couvent. Alors on s'attendrait plutôt à une apparition de la Vierge Marie, du Saint Esprit au lieu d'une fée non ? Une fée, c'est païen !"

                "Ah ben je vous le fais pas dire : une fée c'est pas rien. Je confirme ..."

                "Mais non ! Une fée c'est païen, c'est pas chrétien quoi ..."

                "Ah pardon. Mais alors cela veut dire que ... "

                "Oui ma bonne dame, je pense que vous vous êtes trompée d'endroit ..."

                "Pas de vœu alors ?"

                "Alors chez nous, y a des vœux en tous genres, chasteté, silence, charité ... c'est au choix. Mais c'est pas dans la même             catégorie que les vôtres ..."

                "Vœu de chasteté ? ça existe ça ?"

                "Oui ... Alors je vous l'accorde, c'est pas marrant marrant dit comme ça, mais c'est pour l'élévation de l'âme en fait ..."

                "Je vous assure chère madame qu'il y a des moyens de s'élever aussi sans pour autant s'abstenir des plaisirs de l’amour ..."

                "Oui oui mais je vous coupe tout de suite, je connais. Ça ne m'intéresse pas. Vous faites fausse rut si je puis me permettre"  glousse Sœur Marie Thérèse ...

                "Vraiment ? Mais comment peut-on vivre sans amour, sans ..."

                "Oui ben c'est un choix de vie, justement ... faut pas chercher à comprendre ... Et puis nous vivons dans l'amour de Dieu.."

                "Bien ... Heu ... je pense que je vais vous laisser alors ..."

                "Oh ben vous pouvez rester hein, ça ne me gêne pas ..."

                La fée s'assoit sur une pierre et se prend la tête entre les mains.

                "Mais comment j'ai pu me tromper d'endroit à ce point ?"

                "Ça vous savez, ce sont les aléas de la vie, ou du métier en ce qui vous concerne ..."

                "Oui sans doute... Oh mais ça la fout mal quand même ... Faut que je fasse un rapport en plus moi ..."

                "Ah bon ? Vous faites des comptes rendus ?"

                "Mais oui. C'est comme ça qu'on monte en grade. On débute comme apprentie fée, quart de fée, demi fée, ensuite y a fée du logis …"

                "Ah j'en ai entendu parler de celle-là je crois ..."

                "Puis vous passez fée tertiaire, fée secondaire, fée primaire, fée de printemps, fée d'été, fée d'automne ..."

                "Fée d'hiver ..."

                "... ah mais oui comment vous le savez ?"

                "l'intuition ... poursuivez .. y en a encore beaucoup comme ça ?"

                "Heu ensuite y a fée principale, fée majeure et enfin sœur"

                " ... ? ... Sœur ?"

                "Oui, c'est le dernier grade en fait. Sœur. Quand vous êtes sœur, c'est l'apothéose ..."

                "Ah ben ça par exemple ..."

                "Bon ben c'est pas tout ça, mais bon, du coup je vais pas m'éterniser ... Maman Alain m'attend ... pour mon rapport ..."

                "Maman Alain ?"

                "Ben oui, c'est notre maman à toutes. Comme y a des fées qui sont sœurs, au-dessus c'est la mère supérieure. Maman."

                "Oui mais Alain ?"

                "C'est son prénom quoi. Comme moi, par exemple c'est Michel"

                Ecarquillant les yeux, Sœur Marie Thérèse n'en revient pas. "Ah nan mais là ... Michel ? Comme l'ange ?"

                "Hein ? Ah non, pas cette ordure-là ..."

                "Ordure ? Michel l'ange ?"

                  "Ah ben nous les fées, on côtoie les anges, et alors lui ... je vous dis pas."

                  "Ca par exemple ... "

                  "Et puis d'abord c'est Michelle avec deux ailes. Logique, c'est un ange ... "

                  "Logique ... Bon, si ça vous dérange pas je vais aller me recoucher moi ..."

                  "Faites donc, faites donc. Merci de votre accueil en tous cas hein."

                  "De rien, de rien. Et puis libérez-vous un peu de toute cette pression-là hein ..."

                  Un grand sourire orne maintenant le visage parfait de la fée. Reconnaissante, elle poursuit :

                  "Je vais suivre votre conseil ... au fait comment vous appelez vous ?"

                  "Marie Thérèse, Sœur Marie Thérèse ..."

                  "... Sœur ? ... Mon Dieu ..."

                  "Si vous pouviez le laisser en dehors de tout ça ..."

                                 A cet instant la fée se met à briller, à briller de plus en plus fort. Marie Thérèse en est aveuglée ... Elle pose sa main sur ses yeux et ....

                 

                  .. se réveille dans son lit, dans sa chambre dont les volets n'ont pas été fermés la veille.

                  Le soleil pénètre ainsi généreusement par la fenêtre et ses rayons viennent taquiner son visage.

                  "C'était donc ça ... Bon ben faut que j'arrête de manger trop lourd le soir moi ..."

Nathalie, sa femme, dort encore. Elle est toujours aussi belle. Jean Pierre se lève sans bruit pour aller vers la salle de bains. Depuis le confinement et les relais du treize heures à domicile, il a un sommeil particulièrement agité.

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