SORTIE PÉDAGOGIQUE

Estée R
Juillet 2013


Mais où est donc encore passé ce gosse ? Je le jure, je n’ai rien contre les enfants, d’ailleurs je ne ferais pas ce métier si je les détestais, à moins de me haïr moi-même. Et je ne me hais point.

Mais alors celui-là ! Si je n’avais qu’un mot pour le décrire, ce serait : exécrable. Et je n’ai pas qu’un mot, loin s’en faut ! Mais là n’est pas le problème.

Enfin, quoi !? Le pire gamin que j’ai eu dans toute ma carrière ! Pour faire pire, il faudrait qu’il s’appelle Damien ! Vous me direz que je n’ai jamais vu le film en entier et je vous répondrai que cela ne m’empêche pas de connaitre l’histoire culte de ce gamin fils du Diable. Même si je n’étais pas née quand c’est sorti au cinéma. Bref, mon gamin à moi, il ne s’appelle pas Damien, mais Jason... Encore un film d’horreur, et celui-là je l’ai vu, enfin, pas l’original de 1981, le remake. Et il ne vaut pas « La malédiction » !

Mon Jason, il n’a pas l’étoffe d’un Damien et il ne finira peut-être pas comme dans Vendredi 13, mais il me fait une vie d’enfer ! Et bien sûr, aujourd’hui, il ne déroge pas à la règle.

Sortie au Musée d’Histoire Naturelle, classe de CP – CE1. C’est un musée étrange, aménagé dans une vielle piscine des années 30. Ils ont gardé le bassin, et de chaque côté s’alignent des squelettes. Des statues grecques auraient certainement été mieux venues : l’ambiance glamour de la lumière sur l’eau est gâchée par tous ces écorchés. Mais c’est un musée d’histoire naturelle, pas un musée des Arts. Très vite, Jason a mimé une scène obscène entre les jambes d’une guenon. Je sais, il a seulement sept ans, mais que voulez-vous ? Le surveillant me l’a ramené par la peau du cou, me demandant au passage de quel genre d’établissement spécialisé nous venions : enfants à troubles psychiques ou mentaux ? Il est peu amène le bougre, car nous l’avons dérangé dans sa lecture. Visiblement, il a l’habitude de rester vissé sur sa chaise pendant les heures de visites. Suivre une bande de Schtroumpfs surexcités n’est pas son passe-temps favori. Quand le gamin lui a décoché un coup de pied dans le tibia, le lecteur a dû recourir à tout son sang froid pour ne pas lui mettre une trempe.

Il faut passer par les douches pour accéder aux escaliers puis à l’étage. Les balcons sont sculptés dans le marbre et l’on peut faire le tour de la piscine en traversant tout un tas de petites salles d’expositions à thèmes : les oiseaux d’Europe, les mammifères d’Afrique, la faune polaire, les aberrations de la nature, les reptiles, les insectes... À l’étage, je n’ai qu’une crainte : qu’il ne passe par-dessus bord. Je décide donc de le reprendre en main et c’est là que je constate sa disparition.


— La salle de l’évolution les enfants, susurre notre animatrice.

Bon, là, j’ai vraiment une suée. Perdre un enfant dans un musée, cela ne m’est jamais arrivé. Perdre un enfant tout court non plus d’ailleurs. Je suis une professionnelle, mince ! D'accord, perdre un enfant dans un musée, pour revenir à ma préoccupation principale, cela n’est pas très grave. Un môme, dans un lieu clos avec autant de surveillants suspicieux, où voulez-vous qu’il aille ? Sauf que dans le cas de Jason, même le perdre dans la classe, de vue je veux dire, c’est la porte ouverte à l’Armageddon !

Ok… Respirer lentement, profondément. Faire le vide. Laisser son cœur reprendre un rythme normal. Ouais, c’est pas gagné…

Ensuite, analyser la situation. Les vingt-cinq autres Grimlins sont là, plus ou moins sagement assis auprès de celle qui leur dissèque l’évolution des espèces. Elle n’en est pas encore aux grands singes, loin de là. Ils décrocheront d’ici dix minutes, quinze maxi, même si elle utilise un langage adapté aux six – huit ans. Bon, eux ne risquent rien si je m’éloigne. Je n’ai pas beaucoup de temps cependant. Mieux vaut mettre le vigile dans le coup. Mais là, le hic ! Où est passé le gardien ? A-t-il abandonné notre surveillance trouble pour se replonger dans son roman ? Réfléchissons… Surement le bonhomme est avec le gosse.

J’observe, je scrute, mais je ne vois rien. Que des animaux empaillés qui me regardent passer de leurs yeux de verre. Trop glauque.

La salle des félins. Une scène de mise à mort d’un cerf. Je frissonne. Il n’y a pas de raison. Jason est entrain de faire une bêtise, très certainement. Mais j’ai l’habitude. Une fois que je l’aurai repéré, je le neutraliserai et tout rentrera dans l’ordre. Je serai juste bonne pour une hausse de tension.

Je tends l’oreille, mais je ne capte rien d’autre que le doux bavardage de mes élèves au loin.

J’attends. N’importe quoi. Le déclenchement d’une alarme, le cri de Jason, le rugissement du gardien qui aime la lecture. Rien. Je sens la lassitude m’envahir. Je continue pourtant. Il le faut. J’abandonne la scène de chasse. Je passe à la salle des monstres. Vous savez : veau bicéphale, mouton à cinq pattes, poulet à deux têtes, fœtus de siamois collés par la nuque. Aussitôt mon cœur se met à tambouriner dans ma poitrine : s’il y a bien un endroit où Jason aurait sa place, c’est là ! Je m’autorise un sourire m’imaginant déambuler dans un petit musée de l’humain, plus précisément dans ma salle personnelle, celle des écoliers. Il y aurait le timide, la forte tête, le rêveur, le surdoué, l’artiste, le dyslexique… mais pas de chouchou, je n’en ai jamais eu. Et puis il y aurait Jason. Le petit monstre, violent, voleur et injurieux qui marche comme un caïd de cité, se balade avec un portable dans le slip et ne comprend pas comment le Père Noël apportera des cadeaux aux Roms en face de l’école car leurs caravanes n’ont pas de cheminée. Une vrai curiosité ce gosse là !

Un cliquetis derrière une porte dérobée. Je pousse le battant. La pièce est exigüe et faiblement éclairée. En fait de réserve, cela a plutôt l’allure d’un atelier. Sur les étagères : des bocaux renfermant divers organes, une collection de dents, des scalps, des tubes à essais emplis de liquide noirâtre (du sang ?) et ce que je crois être des échantillons de peau. Et puis une flopée d’outils dont la forme ne laisse pas beaucoup de doute quant à leur utilisation. Ouais, je comprends pourquoi tout n’est pas à la vue du public. Franchement ça donne la nausée. Déjà les fœtus dans le formaldéhyde...

Mon regard est rivé sur un serpent à deux têtes, gueules ouvertes et crocs acérés, prêt à attaquer. Il me fixe de ses yeux jaunes, et subjuguée, je n’identifie pas tout de suite la présence de Jason, adossé contre le mur, sur le côté droit.

— Ce sera bientôt terminé.

Je sursaute, soudain glacée. Un homme est penché sur un établi, affairé. C’est le gardien lecteur. Il a parlé sans me regarder, comme s’il avait deviné ma présence. Finalement, il se tourne vers moi. Il arbore un horrible rictus. Je suis sur le seuil de la pièce. Le gamin, sur le côté, ne bouge pas. Mon ventre gargouille.

La scène est étrange. Étrange. Aucun autre mot ne parvient à ma conscience. L’autre devant sourit encore. Jason ne réagit toujours pas. Mais c’est lui le plus important. Alors je décide d’ignorer le bonhomme au costume bleu marine et je me dirige vers lui.

— Jason, que fais-tu là ? Je t’ai cherché tu sais.

Inutile de prendre ma voix de maîtresse en mode punition. Il est là et il ne fait rien de mal. Je serai clémente. Mais il ne bouge pas. Ne tourne même pas les yeux vers moi. Jason est comme éteint. Comme ces animaux dans la scène de chasse de la pièce précédente.

— C’est bien là qu’est sa place, non ? demande le vigile dans mon dos.

Sa voix n’est ni amicale, ni froide. Juste impersonnelle. Je ne lui réponds pas tout de suite, tend juste la main vers le petit garçon qui m’a fait damner toute le trimestre. Mon élève. Mon défi.

— Sa place ?
— Dans la salle des bizarreries. C’est bien sa place non ? Je compte apporter ma contribution personnelle à cette salle, désormais. Mais il restera un moment dans la réserve, le public n’est pas encore prêt.

Ma main entre en contact avec la joue de Jason. Elle est tiède, un peu roide et le petit corps s’écroule, laissant une traînée rouge sur le mur derrière lui.

— Faites attention de ne pas l’abîmer ! Je n’ai pas fini de le préparer…

Ma main reste en suspend au dessus de mon élève. Je ne crie pas. Comment le pourrais-je ? Je suis tétanisée.
Le préparer ?… J’ai un haut le cœur et me retourne vivement. Le gardien me lorgne toujours. Satisfait de lui. Il espère peut-être, esprit tourmenté, m’avoir rendu service. Ou alors il évalue mes chances de lui échapper. Mais ce n’est pas cela qui m’inquiète. Je sais que dans une minute mes autres enfants vont débarquer.  « Maîtresse ! T’étais où ? »

Mon regard est attiré sur le torse de l’assassin. Il a son badge épinglé sur la poitrine. Je peux y lire son prénom et me mets à rire. Un rire aigu et irrépressible. Un rire de folie.

Le lecteur, il s’appelle Hannibal.




4 commentaires:

  1. Parfait car j'aime ce genre de texte fantastique mais est-ce dans le thème ? Comme je suis moi-même enseignante avec des petits CP à ma charge, j'ai tremblé pour cette maîtresse et me suis mise à sa place en ce qui concerne les tourments que peuvent causer certains élèves. Tout est si bien rendu et bien écrit! Bravo !

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  2. Tout simplement superbe. Il ne manque rien, la description du musée est d'une réalité époustouflante, l'angoisse de l'institutrice superbement reproduite, tout s'enchaîne dans une limpidité et donne envie de lire et de connaître la fin. Superbe exercice d'écriture où le trash ne ressort qu'à la fin. De plus faire appel aux films les plus hards dans ce sens c'est un défi qu'il fallait relever. Quant à la fin avec la référence à Hanibal lecter superbe!!!!

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  3. Merci beaucoup pour vos commentaires, ils me font très plaisir ! :D

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  4. Ravie d'être arrivée deuxième a ce concours d'écriture. Merci pour vos votes. Pour celles et ceux qui auraient envie de jeter un oeil à quelques uns de mes textes, vous pouvez me retrouver à cette adresse dans la section scribouillages : http://www.dejoueur-de-sorts.com/

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