Il y a des histoires qui sont à elles seules tout un poème, elles n’ont nul besoin de beaux vocables ou de jolies tournures, des histoires pour lesquelles les rimes seraient comme le vers du fruit juteux et savoureux, des histoires qui se suffisent à elles-mêmes et pour lesquelles les mots gagnent leur lettre de noblesse, leur simple fonction communicante originelle.
Cette histoire-là débute dans un train et voyage dans ma mémoire comme un instant intemporel, impérissable, l’émotion sans cesse ressentie. Cette histoire-là peine à atteindre le rang de souvenir tant elle est encore vivante en moi-même
Cette histoire-là se passe ce jour-là, ou plutôt ce soir-là, un soir comme un autre soir, un soir où je rentre tard chez moi assise dans un train de banlieue, la peur au ventre camouflée dans un épais et long manteau de peau fourré. Mon âme lasse et mes jambes lourdes me font penser qu’on rentre toujours trop tard chez soi. C’est une histoire toute simple une histoire de passants qui passent, une histoire de vies croisées, d’inconnus qui se regardent, de mains qui s’effleurent. C’est tout léger, c’est tout frais c’est comme une feuille d’autonome qui se pose sur un trottoir parmi d’autres feuilles d’autonome, sauf que cette feuille-là est jaune, que les autres sont rouges, qu’ainsi on peut la suivre sans mal, tournoyer au gré du vent et changer de trajectoire en douces oscillations. Oui c’est une histoire simple, une simple histoire peut être aussi, mais elle a ce petit quelque chose qui est un grand tout, cette histoire-là est improbable ; TOUT SIMPLEMENT .
Dans le train à cette heure-là il y a peu de gens mais il y en a tout de même quelques-uns, il y le monsieur au chapeau rond, la jeune fille au regard triste, l’homme trop gros qui sourit, la grande dame maigre aux yeux charbons, l'accordéoniste fatiguée qui ne joue plus d’accordéon, le beau garçon à l'air tendre, le balaise au pantalon trop court, puis en face de moi deux femmes se tenant serrées l'une contre l'autre, la mère et la fille sans doute, directement débarquées du village le plus profond de Russie avec foulard sur la tête et toute la décoration qui accompagne . Les deux femmes parlent fort une langue à laquelle je n’ entends rien mais je m’accroche à mon observation, au tissu de leur robe, à leurs frocs, au mouchoir qu’elles s’échangent, aux rides de la plus âgée, à l’étrange beauté de la plus jeune, je suis intimement persuadée que face à moi se joue le grand final du petit spectacle qu’est une journée de mon insignifiante petite vie bien étriquée, bien ordinaire et bien comme il faut…oui il me semble qu’à cet instant précis se joue le dénouement d’un gentil petit film . C’était sans compter sans un nouveau protagoniste, il entre en scène station val de Fontenay, un individu mâle de taille moyenne je le nomme l’homme à la barbe fournie et au grand sac- poubelle bien empli. Cet homme-là c’est l’incongru, l’indomptable, le malvenu qu’on remercie, c’est une communiante en bas résille, une bulle de pâte à mâcher qui éclate à l’assemblée nationale, un Ostie au goût de pain d’épice, un printemps dans un cimetière, le poussin qui ressuscite dans la friture d’un œuf au plat.
Cet homme-là n’entre pas dans le wagon il y pénètre, entre ses mains un immense sac en plastique bourré de je ne sais quoi, ou plutôt de je ne sais qui mais pour quelques secondes encore le contenu du contenant c’est l’inconnu de l’incongru. Cet homme-là ne regarde pas il cherche, il scrute le wagon de ces deux grands yeux clairs perdus au milieu de sa barbe luxuriante, un peu inquiet droite, gauche, gauche, droite, centre, regard fixe il a trouvé ce qu’il cherchait juste à ma gauche un carré de banquette sans voyageur …Cet homme-là il ne vient pas s’asseoir il se précipite, le pas résolu les yeux rivés sur l’espace vide. A ce stade tous ceux présents dans le wagon ont remarqué l’homme à la barbe fournie et au sac plastique bien empli, sauf peut-être les deux étrangères qui poursuivent leur dialogue et qui pour moi ne sont plus désormais que de simples figurantes.
L’homme s’assoit côté couloir et dépose le grand sac côté fenêtre, et voilà qu’il commence à installer avec délicatesse sur les deux places vides qui lui font face tout son petit monde, l’improbable contenu du contenant …une dizaine de peluches de tailles variées. Ils sont tous là tous, ceux qui ont apaisé nos nuits, adouci nos peines, comblé la solitude de nos dimanches pluvieux, ceux que l’on disposait en ronde dans nos chambres trop étroites et au centre desquels on s’asseyait en chantant des « fait dodo » , il y a Leonard le renard , Gaspard le canard , Séraphin le lapin gris, Léonie, Blanche et Ernestine les marionnettes de chiffon, il y Annabelle la coccinelle, Emile le crocodile, Babar l’éléphant, Teddy l’ours brun et Saturnin le poussin. Commence alors un singulier monologue que le souvenir et l’imagination métamorphosent bientôt en un joyeux bavardage, la commune discussion d’enfants plus ou moins sages et d’un parent bienveillant. Il est vrai que je devine plus que je n’entends, j’invente bien plus que je ne relate, c’est là magie de cet instant-là, le divin sortilège du sac poubelle vacant.
« Mais enfin Léonie restez sage mon petit »
« Annabelle il faut finir votre crème caramel »
« Blanche ma chérie comme vous êtes sage, mais vous êtes un peu pâle, êtes-vous malade ? »
A cet instant l’homme farfouille dans le sac extrait un minuscule carré bleu ciel tricoté au point mousse, et tout sourire avec une infinie douceur dépose le tricot sur les deux petites jambes moelleuses et pendantes de la jolie poupée.
« Emile restez tranquille, vous allez faire tomber Léonard !! »
Dans le wagon, les yeux se croisent, se cherchent, s’interrogent, chacun regarde l’autre interloqué, quasi pétrifié, c’est un instant en suspension, une communion ou chacun devient tout le monde
Les voyageurs ne forment plus qu’un unique et immense corps figé dans la stupéfaction, c’est l’amnésie des identités. Le chapeau rond de l’homme au chapeau rond est tombé par terre ou alors il a disparu, enfin on ne sait plus trop, la jeune fille n’a plus le regard triste, elle n’a plus d’âge , l’homme trop gros n’est plus gros il ne sourit plus non plus ,la grande dame maigre n’est plus ni maigre, ni grande, l’accordéoniste n’est plus fatiguée elle n’a plus d’accordéon, le beau garçon n’est plus ni beau ni tendre, le grand balaise a perdu son pantalon qui du même coup n’est plus ni trop court ni trop long, quant à lui il n’est plus ni balaise ni grand, seules les deux étrangères qui n’ont rien remarqué continuent en sourdine leur discussion animée.
Les yeux de l’homme barbus brillent, deux petites émeraudes perdues dans une forêt touffue, il regarde ses petits attendris. Le grand tout interloqué sourit, discrètement d’abord, puis plus franchement, un unique et immense sourire, un sourire dont la tendresse est l’exact reflet de celle qui scintille dans les yeux de cet homme-là, un homme qui regarde ses petits et en prend soin tout simplement.
Combien de stations, combien de coups de frein, combien d’arrêts , combien d’entrées, combien de sortants je n’en garde aucun souvenir, il y a juste cette rupture soudaine et inattendue, un instant de détresse ou le train commence à ralentir et ou l’homme, cet homme-là regarde furtivement vers le quai, et où chacun comprend simultanément qu’ il est arrivé à destination …Alors très, très vite il se saisit du grand sac plastique vide y dépose ses enfants sans leur faire de mal puis le petit carré bleu, tous on espère qu’il ne va pas en oublier, pas un seul qu’ils seront tous bien rangés au fond du contenant. Cet homme-là ne descend pas du train il s’en expulse, cet homme-là ne s’estompe pas il s’accentue en souvenir, cet homme-là poursuit un voyage perpétuel en nous même, il nous transporte à jamais dans son grand sac- poubelle, le contenu du contenant, l’inconnu de l’incongru.
Face à moi il y a deux femmes se tenant serrées l'une contre l'autre, elles parlent un langage auquel je n’entends rien mais je m’accroche à cette observation comme à une bouée de sauvetage, pour ne pas suffoquer dans le grand sac, pour ne pas me noyer dans l’océan de mes émotions.
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Je trouve que l'histoire a du mal à démarrer avec peut-être un début un peu trop long voire redondant. En revanche, les personnages sont intéressants et leur description très réussie.
RépondreSupprimerJ'ai trouvé ce texte très intéressant. Le parti pris des répétitions m'a un peu gênée au début, et c'est vrai que cela peine à commencer, on se demande même si l'on finira par savoir ce qui s'est passé ce fameux jour, dans ce fameux train. Et puis l'homme au sac poubelle entre en scène et l'émotion prend le pas, on se laisse emporter. De plus le texte, une fois débarrassé de ses redondances, est truffé de petites phrases savoureuses qui donnent substance à l'histoire. Au final, j'ai passé un bon moment de lecture, merci.
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