Détenu à la prison des Baumettes à Marseille, j'ai été séparé de mon ami tsigane, Adrian. Depuis plusieurs mois je ne l'ai pas revu. Lui aussi, pourtant, est incarcéré dans ces murs. Je ne l'aurai croisé qu'une seule fois, par hasard, au détour d'un grand couloir sombre.
Une lumière dans la nuit des Baumettes
Hier soir, j'ai terminé le tabac qui me restait. J'en ai trop donné. Momo-la-Cayolle m'avait pourtant averti. Il faut attendre quinze jours – voire trois semaines – pour être livré. Je vais devoir commencer une nouvelle période de sevrage. Je commence à y être habitué.
Hier après-midi j'avais rendez-vous dans les sous-sols entre les bâtiments. J'ai pu rencontrer une assistante sociale. Elle m'a reçu dans un petit bureau sans lucarne et m'a patiemment écouté. Elle va voir de prendre contact avec Michèle de son côté. Je suis ensuite passé à l'infirmerie où j'ai récupéré des Efferalgan. Je n'ai pas mal à la tête, mais on ne sait jamais. Les infirmières elles aussi sont bien gentilles. Elles ont toujours un cachet pour qui en veut. Elles sourient quand elles me parlent. C'est pas le cas de tout le monde ici.
Toutes ces démarches m'ont permis de me balader dans les couloirs des Baumettes. En chemin, je l'ai à nouveau cherché en espérant l'apercevoir mais je n'ai vu que des ombres...
***
Ce fut seulement sur le trajet du retour, devant le guichet qui commande les grilles du grand hall souterrain d'où partent tous les passages : ceux qui vont vers l'extérieur, vers les parloirs et, par une autre porte, vers la liberté ; ceux qui mènent, par-dessous les cours, aux autres bâtiments ; ceux enfin qui relient l'infirmerie au service psychiatrique des Baumettes, qu'il vint à ma rencontre. « Bruno, ce face ? » ['Brouno, tché fatché' - en roulant fortement le r], je me retourne : ce jeune homme brun et mince qui m'interpelle, c'est Adrian.
Adrian ! enfin, je te retrouve. Je te revois vivant. Ou plutôt, c'est toi qui m'a retrouvé, errant dans cette torpeur. Tes cheveux ont beaucoup poussés, mais ça va bien avec ta sale tête de Tsigane vagabond. Tu me souris. Sans rien nous dire, je te serre dans mes bras comme si jamais l'Enfer ne pouvait nous séparer. Déjà, le rouquin, derrière la vitre du guichet qui ouvre et ferme toutes les portes, nous houspille ! « Allez ! Circulez vous deux ! ».
Quelques secondes pour se parler encore, pas une minute. Je ne sais quels mots te dire : « Sais-tu combien ici je t'ai cherché ? Je suis là pour un bon moment. Je te souhaite beaucoup de bonheur. Tu as les clés du studio : tu peux y habiter tant que tu veux . » Tu me remercie. Déjà on nous sépare. Tu me dis de tenir bon. Tu me souris une dernière fois: « Fi tare » [''Soit fort'']. « Scrie mi te rog...» Déjà on nous pousse, déjà on nous tire, l'un d'un côté, l'autre de l'autre. A présent, je sais que je ne te reverrai plus. C'est arrivé tout à l'heure, il y a longtemps déjà...
***
J'ai eu une nuit difficile. J'ai peu dormi. J'ai mal dormi. J'ai dû remettre à la hâte le 'carré blanc' que j'avais laissé de côté depuis un moment. Tout s'est mélangé dans ma tête à nouveau. Tout a défilé dans un indescriptible désordre. Ma vie passée, mon présent fait de barreaux et de petits arrangements, et puis Adrian.
Adrian qu'enfin pour la dernière fois j'ai revu et que j'ai retenu un instant encore. Etait-ce pour seulement le revoir que j'ai choisi de venir jusqu'ici, comme s'il me fallait maintenant prendre sa place ? Mille images se bousculent : un film en noir et blanc, aux contrastes violents.
Je repasse et repasse en boucle la courte – la trop courte – séquence de nos retrouvailles et de nos adieux. Ce grand hall, sombre comme l'abîme. Ces ombres qui nous entourent. Son visage d'un blanc laiteux, déjà presque diaphane. J'invente mille prises de vues possibles, mille fondus enchaînés : lorsqu'il m'interpelle, quand je me retourne et que je le reconnais.
Je revoie nos mains ouvertes, j'entends encore les grognements du surveillant derrière sa vitre qui nous observe, puisqu'il fallait qu'à cet endroit il y eût un Cerbère. Je devrais le retenir encore, ne pas m'enfuir si vite, rester-là malgré tout. Lui dire plein d'autres choses encore. ''Mi-e dor de tine''. Des mots de pacotille que j'aurais dû trouver, juste pour ne pas me taire. Est-ce ainsi que tout doit s'achever ?
Une musique pour ce film. Il faut que je rajoute une musique pour tenter de couvrir le brouhaha de cette gare. Quelque chose d'assez triste... mais pas trop quand même. Ce sera un adagio, pas celui de la Cinquième de Malher – de 'Mort à Venise' -, non, l'adagio du Spartacus de Khachaturian...
Jusqu'à tard dans la nuit, et dans un demi-sommeil, je rejoue la scène, encore et encore. Ecrire à présent me paraît dérisoire. Sa silhouette, les traits de son visage, son sourire même, déjà, se dissipent et s'effacent.
Déjà, je ne le distingue plus clairement. Je tente de retenir le temps, de remonter ces dernières heures qui nous séparent mais je dois y renoncer : le jour se lève à présent. Il ne me reste plus que quelques bribes de mémoire, quelques vêtements qu'il avait laissés dans un tiroir, deux ou trois mots griffonnés. Encore à lui je pense...
Tout à l'heure, je retrouverai mes compagnons de promenade. Ça sera le début du week-end. Jean-Marie, Momo-la-Cayolle, Ali-le-Comorien et, peut-être, Bébert-le-Sicilien descendront, et je serai content de les voir. Pour eux, ce jour sera pareil aux autres : bon ou mauvais, qu'importe ! puisqu'en prison, tous les jours se ressemblent.
[Bien plus tard, j'apprendrai qu'à sa libération, Adrian fut conduit en centre de rétention administrative. Au bout de deux semaines, on le mit dans un avion et expulsé en Roumanie...]
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Bonjour
RépondreSupprimerJe viens de lire votre texte.
Même si j'ai une passion pour la littérature, je vous avouerai n'avoir lu d'autre texte traitant de l'incarcération que l'Etranger de Camus.
Je n’émettrai pas de jugement négatif car vous avez un style simple et marquant qui transmet bien l'univers carcérale. Que dire d'autre, votre travail est poignant mais pas larmoyant. Il sensibilise sans faire dans la mièvrerie. Il a l'air authentique sans pour autant devenir journalistique, et sincèrement, ça ouvre davantage les yeux que les reportages des JT. Bravo à vous!
Intéressant ce lien entre ces deux prisonniers... Le texte est bien écrit mais ne colle pas du tout avec le thème du concours (les transports en commun).
RépondreSupprimerIntéressant et intriguant, bien que parfois un peu difficile à suivre dans le fil de l'écriture. L'ambiance carcérale est bien rendue, mais il est vrai que ce texte ne colle pas au thème.
RépondreSupprimerVotre texte me paraît hors sujet;on dirait que vous l'avez écrit pour vous faire du bien; même s'il n'est pas dénué d'intérêt, il est important dans un concours je crois de respecter les consignes.
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