Le train par Louise Tessier

Jour après jour, elle prenait le train de bon matin. Après tant d’années à se lever aux petites heures pour aller travailler, le train, qui lui avait toujours semblé d’un romantisme ensorcelant, synonyme de départ pour l’ailleurs, pour l’inattendu, pour l’exotisme, pour un voyage qui la mènerait vers l’inconnu, le bout du monde, n’était plus que symbole de prison, long convoi emmenant des prisonniers vers les travaux forcés, vers le boulot.

Une pesante et lassante monotonie s’était installée. Après sa longue journée, elle refaisait le chemin en sens inverse. Les prisonniers, libérés des travaux forcés, revenaient chez eux pour une soirée au coin du feu, une nuit à l’abri de la tourmente. Le miroir du train lui renvoyait sans cesse les mêmes visages tristes, perdus dans la contemplation de leur iPad, somnolant en écoutant de la musique ou simplement groggy, un peu comme des zombis.

Le matin, beaucoup dormaient ou faisaient semblant de dormir pour s’isoler un peu du reste des forçats. Le silence régnait en maître absolu. L’heure n’était pas aux échanges. Tels des moines reclus, les passagers restaient dans leur bulle, leur petite cellule personnelle, en attendant de devoir faire bonne figure au bureau et d’affronter une autre journée à courir à gauche et à droite pour s’acquitter immuablement des mêmes tâches qui ne riment à rien et ne satisfont en rien les aspirations d’éventuels carriéristes.

Le soir venu, les mêmes visages. Mais ils paraissaient moins tristes, les passagers semblant presque heureux d’avoir enfin achevé une autre journée de dur labeur et de retourner à la maison vers un semblant de liberté en attendant l’éternel recommencement, le lendemain matin. Avec le temps, tout romantisme l’avait définitivement abandonnée. Elle s’était programmée pour survivre à l’ennui. Jour après jour, les mêmes allers, les mêmes retours.

Aujourd’hui, la neige tombe abondamment, le vent souffle et soulève sur la plateforme de la gare de petites tornades de neige folle. Emmitouflés dans leur long manteau, le bonnet descendu jusqu’aux yeux, le foulard remonté jusqu’au nez, tous attendent le train en sautillant d’un pied sur l’autre dans l’espoir de ne pas mourir de froid. La ville a disparu sous un nuage de neige. On ne distingue plus ni la terre ni le ciel. On se croirait perdu au cœur d’un brouillard cotonneux, d’un purgatoire sans ombre ni lumière, où rien ne filtre. On n’entend plus que le vent rugir et le crissement de la neige durcie par le froid mordant sous les pieds engourdis qui s’activent pour se réchauffer.

À tour de rôle, les uns après les autres, tous regardent leur montre, impatients d’apercevoir au loin la silhouette du train tardant à arriver, mais les minutes s’envolent avec la neige et le train, tant attendu, semble avoir oublié la gare dans sa course quotidienne. Elle entend des grognements de dépit et de rage. Elle tend l’oreille, mais nul tintement de cloche annonçant la venue du train au passage à niveau, juste avant la gare, ne daigne se faire entendre. Peut-être les rugissements du vent couvrent-ils le tintement de la cloche? Alors, dans un mouvement presque chorégraphié, tous se tournent carrément, malgré le vent de face qui leur arrache des larmes, pour fixer les rails dans le lointain et tenter de discerner les feux clignotants annonçant l’arrivée du train. Tous plissent les yeux pour percer le nuage opalescent et tenter encore d’apercevoir la moindre petite lumière rouge clignotante. Mais, peine perdue. Toujours rien.

Ce train, devenu symbole de détestation au fil des ans, s’est soudain métamorphosé, dans son cerveau embué, en symbole de délivrance, de chaleur, comme une bouée de sauvetage. Viendra, viendra pas? Tous se surprennent à l’espérer de tout cœur, mais l’heure est déjà passée depuis d’interminables minutes si glaciales qu’elles semblent s’être transmutées en heures.

Mais tout à coup, à sa grande surprise, la foule silencieuse des zombis transis dans la nuit glaciale et encore noire commence à s’animer. On se consulte. Doit-on rester encore au risque de geler sur pied pour attendre le prochain train qui nous mènera au bureau, à notre geôle de jour, ou rebrousser chemin et retourner à la maison, havre de paix et de chaleur douce? Peu à peu, on se remet à penser à cette geôle tant exécrée comme à un nid douillet et bien chaud qui nous sauvera du froid polaire. Les cellulaires sortent des poches et les doigts gelés s’activent. On tente de découvrir par tous les moyens ce qui se passe et quand le train daignera enfin faire son entrée en gare. Mais le temps, qui n’en a cure, file imperturbablement et toujours pas de train. Toutes ces recherches fébriles se sont révélées vaines.

La foule se fait moins dense. Beaucoup ont renoncé, incapables d’affronter plus longtemps la morsure de ce froid sauvage. Les plus zélés sont restés, sans doute par crainte de faire craquer leur carapace en posant un geste qui risquerait de les déprogrammer définitivement et de faire dérailler leur vie.

Puis, le silence s’installe. Quelqu’un a entendu la cloche tinter. Mais était-ce vraiment le tintement de la cloche ou le vent déchaîné qui fait danser le lampadaire comme s’il allait le libérer de son socle et lui permettre, à lui, de se sauver? Non, c’est bien la cloche. Les visages sombres se parent de sourires frileux, puis deviennent franchement rieurs. L’attente a enfin cessé. On est sauvé. On pourra se réchauffer dans le train et partir heureux, pour une fois, au boulot.

Mais quand le train s’arrête dans un monstrueux cri de ferraille, les freins eux aussi sauvagement malmenés par l’hiver, pétrifiés dans un écrin de glace, panique! Le train a perdu de sa superbe. Il compte trois wagons en moins. Alors, c’est la bousculade, personne ne voulant rester orphelin sur la plateforme. Les chanceux qui attendaient le train là où les wagons sont demeurés fidèles montent à toute vitesse. Les malheureux qui l’attendaient à leur emplacement habituel, mais qui se retrouvent face au vide, là où les wagons ont décidé par ce matin de froidure redoutable qu’ils ne se joindraient pas au reste de la troupe demeurent tout d’abord figés, sans faire un geste. Le calme avant la tempête! Puis, c’est la course folle vers les wagons fidèles. Par chance, tout le monde a quand même trouvé place, mais l’atmosphère a changé. Il y a comme un parfum d’anxiété dans l’air. D’ordinaire assis jour après jour à la même place comme pour se rassurer de toujours revoir les mêmes visages, les passagers sont déstabilisés. Plus un seul visage connu. Un grand maelström a brassé la foule. On se regarde à la dérobée. Personne ne dort. On met le nez dans un livre, on regarde la bourrasque par la vitre, on souffle dans ses mains pour réchauffer ses doigts gourds.

Alors, à l’extrémité du wagon, un vieux monsieur bedonnant à la tignasse aussi blanche que la neige qui recouvre tout et à la longue barbe immaculée se lève et ouvre un grand sac qu’il a posé sur son siège. Tous les regards sont rivés sur lui. Très lentement, il enlève tuque, mitaines, foulard et manteau. Le silence glacial qui régnait dans le wagon fait place à des murmures de plus en plus audibles.

Doucement, comme dans un film tournant au ralenti, comme pour faire durer l’incompréhension des autres passagers qui se demandent qui est cet homme qui ose les sortir de leur torpeur abrutissante et qu’est-ce qu’il peut bien faire, il fourre dans son sac tuque, mitaines, foulard et manteau et en sort une grande poche rouge.

Les passagers sont au comble de l’exaspération, ses gestes lents ne leur donnant pas le moindre indice de ce que ce stratagème peut bien receler. À gestes comptés, il enfile pantalon rouge, grosses bottes noires, bonnet rouge bordé de blanc et, finalement, un large sourire.

Dans un grand élan, comme s’il allait tous les avaler, il s’écrit: Ho! Ho! Ho! et, instantanément, les passagers sont transportés dans un autre monde, le monde des bonheurs simples enfin retrouvés. Tous avaient oublié que ce jour pareil aux autres est en fait la veille de Noël.



3 commentaires:

  1. Je mets 5 :) Un texte très bien écrit qui dépeint parfaitement le quotidien de millions de gens. J'ai déjà vécu cette scène avec cette même impression d'être englué dans le quotidien, de faire partie d'une masse dénuée d'humanité et cette résignation face à la réalité. La chute du texte est touchante et bien racontée. Par contre, j'aurais aimé un peu plus de suspense, avec une entrée en scène plus progressive de ce père noël atypique qui arrive, peut-être, un peu trop brusquement après plusieurs paragraphes assez descriptifs. La photo choisie est magnifique.

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  2. J'ai trouvé ce texte bien écrit et la chute est assez jolie. Cependant, le début traîne longueur, surtout par rapport à la dernière partie où finalement l'arrivée du mystérieux passager et la chute sont trop rapides.

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  3. Texte bien ficelé qui se laisse lire agréablement. Cependant, la dernière phrase me semble maladroite et inutile "Tous avaient oublié...Noël." Faites confiance au lecteur, il a compris et arrêtez-vous aux bonheurs simples enfin retrouvés.

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