Un sacré cours de danse


Ce texte remporte le concours !
Par Agnès Brown

- Non, non, non, je n’irai pas !
- Pourquoi Mamée ? Enfin, toutes les grand-mères aiment danser ! Je croyais que ça te ferait plaisir !
- J’ai horreur de danser !
Mais d’où lui est venue cette idée saugrenue ? Je n’ai pas le souvenir d’avoir dit un jour que j’aimais danser. Qui plus est, une danse de salon ! Il me prend vraiment pour une vieille schnock ! C’est vrai qu’à quatre-vingt-deux ans, je suis encore svelte, mais tout de même !
J’aurais préféré une invitation dans un bon restaurant gastronomique, ou un abonnement d’un an pour des éclairs au chocolat dans une boulangerie. Mais non ! Môsieur m’a offert une séance de danse de salon ! Je vais forcément me retrouver avec une bande de vieux gâteux aux mains baladeuses.
- Mais grand-mère, maman m’a assuré que ça te ferait plaisir !
- Morbleu ! C’est un mauvais tour de sa part ! Une sacrée entourloupe !
Fichtre, qu’est-ce qui a bien pu passer par la tête de ma fille ! Elle a voulu se venger du dernier cadeau que je lui ai fait ! C’est vrai que je n’ai pas été très sympa, mais tout de même. Ce cadeau m’a coûté une petite fortune en plus ! Je lui ai offert une cure d’amincissement de quinze jours à des kilomètres de chez moi. Je ne sais plus trop où, dans le Nord de la France... Poinson-les-bains je crois ou Bouze-en-ville peut-être... Enfin, à Trifouilly-les-Oies ! Je n’ai rien trouvé d’autre pour qu’elle ne vienne pas envahir ma maison pendant les vacances. Et puis j’en ai assez de ses jérémiades à répétition ! « Et j’ai un bourrelet par-ci, de la cellulite par-là... » Suffit oui ! J’aime ma tranquillité ! Bon, j’ai été prise de remords, alors je lui ai fait envoyer un panier garni avec bonbons, chocolats, choucroute et cassoulet. Du coup, elle est sortie de la cure avec six kilos de plus. Oh mais, elle n’avait qu’à pas manger ce que je lui ai envoyé ! Un peu de volonté tout de même !
- Bon, bon, bon... Je vais y aller à votre séance de rumba ! Ça va, ça va. Ça ne devrait pas durer trop longtemps...
- Deux heures trente Mamée !
- Deux heures trente ? Bigre ! Vous voulez donc m’achever ?... Je vais enfiler une robe et tu pourras m’y conduire...


***

Oh là là... Qu’est-ce que c’est que cet endroit lugubre... On se croirait dans un couvent des années 50 ! Rhooo ! Et cette brochette de vieux séniles assis sur le banc là-bas. Ils me dévisagent tous avec des yeux globuleux, bave aux lèvres. Des veufs en rut ! Et les autres là-bas ! Toutes habillées avec des tenues folkloriques et bariolées ! Ces vieilles chouettes ressemblent à des poules d’eau !Je vais aller me cacher quelque part et attendre que les heures passent. Hors de question que je danse avec ces vieux débris en mal d’amour !

Nom de dieu ! Qu’est-ce que c’est que cet homme qui se dirige vers moi ? On dirait un rouge-gorge avec son costume gris et son plastron orangé ! Il vaut mieux que je feigne l’indifférence.

Je lève le menton et observe le plafond...
- Ma Chère madame, bonjour ! Vous êtes nouvelle n’est-ce pas ?
Je ne réponds pas. Il va bien finir par me lâcher la grappe.

- Vous avez l’air timide ma chère madame. Cela ne fait qu’attiser ma curiosité ! Voulez-vous m’accorder cette danse ?

Oh ben s’il croit qu’avec ses manières de gentleman de pacotille il va m’impressionner, il se fourre le doigt dans l’œil. Je continue de promener mon regard sur le plafond. Oh, mais ! Saligaud ! Il me prend la main et m’entraîne sur la piste ! Voilà qu’il me fait tournoyer ! Et qu’est-ce que c’est que cette musique de dingue ?
- C’est un boogie-woogie ! Ça ne vous plaît pas ? Humm... A vous regarder, vous êtes plus Tango ou Tcha-tcha-tcha ! Je me trompe ?
- Je ne suis rien de tout ça, cher monsieur. Je n’aime pas danser !
- Que nenni ! Si vous êtes ici, c’est bien pour vous amuser !
- Oh que non ! Cette mascarade, c’est un cadeau de mon petit-fils Alain et de ma fille. Ils m’ont juste joué un mauvais tour !
- Allez, chère madame ! Ne vous faites pas prier ! Libérez-vous ! Vous êtes toute tendue ! Ah ? Ecoutez ! Un foxtrot ! Oh, j’ai oublié le nom de cet artiste ! Jean-pierre quelque chose... Ou peut-être quelque chose Pernaud...
Alors là, le vieux schnock m’en bouche un coin ! Jean-Pierre Pernaud a sorti un disque !? Il doit se tromper !
- Pierre Peribois ! Oui c’est ça ! Enfin, peu importe. Dansons ! Allez, par ici diablesse ! Enflammons la piste de danse tous les deux !
L’oiseau m’enlace ! Je me retrouve dans ses bras. Il gigote de droite à gauche, m’écrase les pieds plusieurs fois. J’ai passé l’âge pour de telles acrobaties, non de non ! Oups, à force de m’appuyer sur l’abdomen, j’entends un bruit crémeux sortir de mes fesses ! Un pet ! Flûte ! Abominable transit qui ne fonctionne plus comme il faut ! Ça sent
désagréablement les ordures ménagères ! Pourvu qu’il ne s’en aperçoive pas...
- Ce sont les aléas de la vie ma chère madame ! A nos âges, on ne contrôle plus ce genre de chose ! Ça sort et puis c’est tout ! Ne vous en faites pas, ça m’arrive tout le temps !
Pas si gentleman que ça dites donc ! Il aurait quand même pu ne pas me faire remarquer ma maladroite flatulence !
Voilà qu’il recommence à me faire virevolter dans tous les sens. Ce godelureau n’est donc jamais fatigué ! Mes articulations me font atrocement mal ! Mon cou craque à chaque mouvement ! Il va me tuer avant la fin de la séance ! Ouf, la musique s’arrête enfin. Mais qu’est-ce qui se passe ? Oh, mais c’est déjà l’heure de partir ! Je n’ai pas vu le temps passé ! Finalement je me suis bien amusée ! Tiens donc, je n’aurai jamais cru. Cette vielle canaille m’a fait oublier l’heure ! En plus... A y regarder de plus près... Il n’est pas mal du tout ! Il a une multitude de ridules autour des yeux et le nez un peu trop crochu, mais sa prestance est assez agréable finalement. Voilà qu’il se dirige vers la porte de sortie. Goujat ! Même pas une révérence pour me dire au revoir ! Ça valait bien la peine de jouer au gentilhomme pendant deux heures ! Ah, il revient vers moi ! J’arrange mon chignon discrètement et tire sur ma robe un peu froissée...
- Chère madame, j’ai été très heureux de danser avec vous ! Quelle chance de vous avoir rencontrée ! Mon nom est Arnolphe. Surtout ne me dites pas le vôtre. Entretenons le mystère ! C’est bien plus excitant ! A nos âges, il faut trouver quelques stratagèmes pour pimenter notre vie monotone !
Et hop, il s’est éclipsé !
Mon petit-fils m’a ramenée à la maison. Il m’a posé des questions sur la séance de danse mais je n’ai pas écouté un seul mot de ce qu’il me disait. J’étais sur un petit nuage ! Arnolphe ! Oh, Arnolphe ! Mes pensées allaient toutes vers lui ! Un prince charmant !

Je suis descendue de la voiture. Mon dos était un peu coincé, mes reins rouillés. J’ai regardé Alain avec un large sourire béat :
- Merci pour ce cadeau ! Tu diras à ta mère que son idée était formidable ! Je vais me reposer maintenant. N’oublie pas de revenir me voir à l’occasion. Et pour les prochaines vacances, pas de problème, vous pouvez tous venir à la maison ! Bigre ! Cette leçon de danse m’a donné des ailes !

***

A vingt-trois heures, alors que la nuit était noire et fraîche, une mélodie s’échappait de la rue. Arnolphe était à genoux, en bas de ma fenêtre, guitare à la main. Il me faisait la sérénade ! Rhooo, un véritable conte de fée !!! Qui aurait cru cela, à mon âge !

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